Le visa de la loi dans les jugements relatifs aux troubles anormaux du voisinage : anachronisme désuet, incongruité ou retour à une «néo-orthodoxie» ?
Par Me Laurent Gimalac
Avocat spécialiste en droit de l’environnement
L’évolution de la Cour de cassation.
Depuis les années 80, la cour de cassation semble avoir abandonné dans ses arrêts la référence explicite à l’article 1382 du code civil lorsqu’une condamnation civile est rendue sur le fondement de la théorie des troubles anormaux de voisinage. Il s’agirait d’un cas exemplaire du «pouvoir prétorien» du juge, dans un pays - la France - qui fait pourtant l’éloge de la loi écrite et de la séparation des pouvoirs. A tel point, qu’il semble aujourd’hui presque incongru de faire observer à une Cour d’appel ou une juridiction du premier degré qu’un jugement est insuffisamment motivé en droit au motif qu’aucun article de loi n’est visé dans le dispositif... Force est de constater que bon nombre de décisions judiciaires ne sont assortis d’aucune référence textuelle sinon la référence à la théorie des troubles normaux des voisinages. Le mot «prétorien» semble tout expliquer, et tout justifier, alors qu’il constitue un «cache misère» du raisonnement juridique et une atteinte aux équilibres fondamentaux de notre système juridique.
Une rupture des équilibres fondamentaux.
On en vient à justifier des atteintes au droit de propriété lequel fait l’objet d’une protection explicite par l’article 544 du code civil par un simple droit «prétorien» donc d’origine jurisprudentielle. Cela n’est pas sans conséquence sur l’équilibre institutionnel puisque cela revient à donner le pouvoir au juge de créer le droit en s’affranchissant du Parlement et donc du pouvoir législatif. La séparation des pouvoirs ne serait-elle qu’une vue de l’esprit ?
Une sécurité juridique battue en brèche ainsi que l’intelligibilité du droit.
Comment faire comprendre au justiciable qu’il a été condamné sur le base d’une théorie qui ne figure pas dans le code civil, sinon à travers des annotations de jurisprudence sous l’article 1382 du code civil.
Il peut légitimement s’inquiéter de cette dérive et de ne plus être tout à fait dans un Etat de droit... puisque le pouvoir de créer la loi n’appartient pas officiellement aux tribunaux dans notre pays, sauf à changer la constitution française. L’intelligibilité du droit pour le justiciable en prend un sérieux coup, de même que le souci de prévisibilité. Car dans l’hypothèse où le juge s’affranchit de toute référence textuelle, il n’y a plus de limites à la théorie des troubles anormaux du voisinage... On pourra l’étendre à d’autres domaines... mais jusqu’où ? Où sont les garde fous faute de référence textuelle ? Qu’en est-il par ailleurs des revirements de jurisprudence tout aussi redoutables pour le praticien qui ne pourra pas conseiller efficacement son client ?
Une extension endémique et sans contrôle législatif
Que la théorie des troubles anormaux du voisinage présente une grande utilité pour lutter contre les formes modernes de nuisances (pollution par le bruit, les fumées, les odeurs...), nul ne le conteste, et ce n’est pas ce qui est ici en cause. Il faut mettre en garde contre la hardiesse du juge qui se transforme en créateur de règlements et le manque d’interventionnisme du législateur qui a laissé faire, en mettant quelques limites en instituant la notion de pré-occupation.
Le danger est bien réel compte tenu des décisions qui ont pu par exemple étendre la théorie à des domaines imprévus tels que les chantiers ou des effondrements dus à des phénomènes en partie naturels.
Le débat suranné des anciens et modernes.
L’un des facteurs qui expliquerait le succès de la théorie des troubles anormaux du voisinage serait sa plasticité, son adaptabilité aux défis de la responsabilité civile moderne, et donc son adéquation avec les nouvelles sources de nuisances (bruit, poussières, trépidations, éboulis...) sans être «embourbée» dans une théorie ancienne de la faute.
Outre le fait que la théorie de la faute a connu des adaptations, qu’une simple négligence est ainsi une source de responsabilité, sans que la connotation morale soit requise, la querelle des anciens et des modernes me semble dissimuler en réalité une grande vacuité intellectuelle, un peu comme si la théorie des troubles anormaux expliquait tout, mais ne s’expliquait pas, comme un «trou noir» qui absorbe toute tentative de critique.
Le renouvellement du débat.
Pourtant le débat n’est pas définitivement clos en la matière. On note d’une part que la Cour de cassation se sentait jadis obligée de se référer à l’article 1382 du code civil.
Est-ce à dire qu’elle avait alors totalement tort, et qu’aujourd’hui elle ait totalement raison ?
En regardant de plus près, les références textuelles ne sont pas totalement absentes du raisonnement. D’une part il existe par exemple l’art. ... sur la pré-occupation qui joue un rôle essentiel par la négative en privant la «victime» d’une indemnisation si elle s’est installée après la source de nuisance. Cet article devrait être cité dans les jugements pour confirmer que le tribunal a bien examiné la question de la pré-occupation, or tel n’est visiblement pas le cas, et les plaideurs feraient bien de le relever dans leurs conclusions...
Par ailleurs l’extension de la théorie par un usage novateur du principe de précaution (qui lui a une origine textuelle) tend à renouer un contact entre le droit prétorien et le droit textuel... (référence notable à la charte constitutionnelle de l’environnement qui peut être appliquée directement par le juge national).
Enfin, la décision de la CEDH relative à la théorie des troubles anormaux du voisinage, amène une reviviscence de la réflexion en l’éclairant sous un angle nouveau. Si la théorie lui paraît légitime, c’est uniquement parce qu’elle se trouve fondée sur certaines bases textuelles implicites sinon explicites.
I - LE VISA «PEAU DE CHAGRIN» : DES VISAS «FLOTTANTS» OU PONCTUELS QUI PEUVENT INDUIRE UN CHEVAUCHEMENT ENTRE DIFFÉRENT REGIMES DE RESPONSABILITÉS
La translation du trouble anormal du voisinage vers un droit purement prétorien a été savamment analysée. Elle résulte pour l’essentiel, d’une émergence d’un droit de la responsabilité fondé avant tout sur le dommage et non plus sur la faute civile. De jure, une simple activité peut devenir en soi préjudiciable et donc donner lieu à indemnisation dès lors qu’elle induit des effets «anormaux». L’anormalité est devenu le critère de l’indemnisation sans qu’il doit nécessaire de prouver la faute, comme par exemple la violation consciente de certains règlements ou lois.
On ne peut qu’associer cette évolution à la responsabilité des choses que l’on a sous sa garde, à ceci prêt, que dans ce dernier cas, il est encore nécessaire de démontrer «la garde» de la chose, ce qui serait pour le moins difficile pour les pollutions par exemple, qui peuvent être évanescentes et se dissiper dans l’air, dans l’eau ou dans le sol. Par ailleurs, la théorie des troubles anormaux du voisinage, reste, même artificiellement, encore associée à l’article 1382 du code civil ce qui n’est pas le cas de la responsabilité du fait des choses qui est traitée par l’article 1384 al 1 du code civil.
A - DU VISA EVANESCENT DANS LES JUGEMENTS TRADUISANT LE POUVOIR PRETORIEN DU JUGE...
La défiance :
Le visa évanescent s’explique par la volonté du juge d’obtenir une grande liberté par rapport aux textes de référence comme si ces derniers étaient devenus une contrainte insupportable et que les magistrats voulaient s’affranchir d’un lien ténu encore trop contraignant.
Le raisonnement intellectuel :
Pas de faute nécessaire, donc émancipation. Il suffit de caractériser l’anormalité et dans ce cas le régime de cette responsabilité devient autonome.
Mais cette évanescence a un prix à payer : d’abord le champ d’application est artificiellement limité par la loi comme l’a rappelé le conseil constitutionnel à l’occasion d’une QPC. Par ailleurs, sous couvert de trouble anormal, le juge peut confondre différents régimes de responsabilités et créer un risque d’insécurité juridique.
La résultante : un pouvoir du juge important et souverain
Si bon nombre de troubles anormaux du voisinage nécessitent l’intervention d’un expert judiciaire (par exemple en matière de bruit, de pollution des sols etc.), le pouvoir du juge n’en est pas amoindri pour autant.
En effet, il peut d’une part s’affranchir des règlements acoustiques et considérer que la nuisance est tout de même anormal.
Il dispose sur le critère d’anormalité d’une certaine liberté dont il peut abuser. Ce d’autant qu’il considère avoir recours en la matière à l’analyse «in concerto», en considération de la personne par exemple.
Les seuils légaux s’ils existent parfois en certaines matières (bruit), ne sont pas la seule ligne d’horizon du juge qui apprécie également la réalité «humaine». La jurisprudence civile sur les antennes relais en est l’une des manifestations, puisque le juge s’est autorisé parfois à interdire leur implantation alors même qu’il n’était pas scientifiquement démontré qu’elles étaient immédiatement dangereuses pour la santé.
Une extension du champ de la responsabilité à la chose :
Le trouble anormal est relié la chose qui en est le support direct (le terrain par exemple, ou la propriété voisine). Il s’ensuit que le propriétaire d’un terrain sur lequel est exploité une ICPE peut à travers cette responsabilité être inquiété, quand bien même il ne serait pas l’exploitant locataire... Si le droit administratif retient en première ligne la responsabilité de l’exploitant, la théorie civile, elle, ne procède pas de la même manière et admet une responsabilité du propriété du terrain qui devra se retourner contre son locataire. La même situation se reconnaît dans les copropriétés entre locataires et bailleurs.
B - ... AU VISA HESITANT : CHOIX ENTRE RESPONSABILITÉ DU FAIT DES CHOSES ET RESPONSABILITÉ CIVILE ORDINAIRE
Le droit prétorien des troubles anormaux du voisinage ne règle pas toutes les questions juridiques, et les hésitations possibles entre différents fondements textuels, ce d’autant que les textes n’ont ni le même domaine, ni la même portée.
1. HYPOTHESE DU CUMUL ENTRE CONTRACTUEL ET DELICTUEL : PAS DE DISPENSE DE VISA
Le visa à l’article 1143 du CC est loin d’être devenu superfétatoire. D’ailleurs la cour de cassation a parfois recours à ce visa dans des cas le permettant. Il suffit qu’il existe un rapport contractuel entre les deux parties au procès pour que la question du visa reprenne tout son sens. Tel serait le cas d’un locataire du même bailleur qui loue par ailleurs à un voisin bruyant l’appartement du dessus. Une action dirigée contre le bailleur pourrait être fondée sur 1143 au motif que le bail prévoit une jouissance paisible de lieux...
Il a même été proposé l’idée d’un quasi contrat systématique dans les relations de voisinage mais la théorie n’a pas encore «percé» pour devenir jurisprudence (Voir la proposition de H. Capitant notamment).
2. CHEVAUCHEMENT AVEC LA RESPONSABILITÉ DU FAIT DES CHOSES
La responsabilité des choses que l’on a sous sa garde (art. 1384 al.1) peut être invoquée dans un champ qui recoupe parfois les cas relevant de la responsabilité des troubles du voisinage. Ainsi, on a admis que cette responsabilité puisse être invoquée à l’égard de poussières émises par une usine, ou encore en cas de pollution par les hydrocarbures (fuite d’un cuve par exemple). Mais son intérêt ne se limite pas uniquement aux pollutions industrielles, puisqu’il serait également possible de la mettre en oeuvre en vas d’effondrement d’un mur de soutènement créant un préjudice au fonds voisin situé en contrebas.
Il s’agit également d’une responsabilité sans faute, qui a le mérite d’être simple à appliquer dès lors qu’on prouve l’implication d’une chose dans le dommage. Le lien de causalité est alors implicitement présumé. Seule la faute de la victime et donc son implication peut réduire le montant de la réparation à due proportion.
II - LE VISA «MODERNISTE» : UN RETOUR DU VISA TEXTUEL A TRAVERS LE PRINCIPE DE PRÉCAUTION ET LA CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
A - LE PRINCIPE DE PRECAUTION
La jurisprudence de plus en plus abondante sur les fameuses antennes relais suspectées par les riverains d’induire des effets sur leur santé, entretient une reviviscence du «visa» relatif au code civil. Comme si le juge saisi de problèmes ardus et sujets à caution se sentait rassuré par un retour aux sources et se permettait davantage de hardiesse en appuyant son raisonnement sur un texte de loi.
B - LE VISA FEDERATEUR INDUIT PAR LE RAISONNEMENT DE LA CEDH POUR VALIDER LA THEORIE DES TROUBLES DU VOISINAGE
La saisine de la CEDH pour sanctionner l’absence de répression de troubles anormaux du voisinage par les Etats signataire de la Convention, risque de modifier la «donne» en revitalisant l’obligation de visa.
En effet, on le sait, la saisine de la CEDH suppose au préalable l’invocation des droits fondamentaux défendus par la Convention dans les conclusions soumises au juge interne, sous peine d’irrecevabilité de la requête. Autrement dit, il est obligatoire de faire état de l’article de la Convention qui aurait été méconnu par l’Etat signataire pour ensuite demander sa sanction par la Cour.
Mais sur quel fondement invoquer une méconnaissance de règles relatives à la lutte contre les troubles anormaux du voisinage ?
La réponse est apportée par la CEDH elle-même qui a admis la recevabilité et le bien fondé d’une requête fondée sur la violation de l’article 8 de la Convention qui assure une obligation positive de protection du droit au respect du domicile.
On citera deux affaires exemplaires. La première a été jugée par la CEDH, le 20 mai 2010 et la seconde est la célèbre affaire Miscallef.
CONCLUSION :
Il ne s’agit pas de revenir à une vision surannée de la responsabilité pour faute en décriant la théorie des troubles anormaux du voisinage mais simplement à revenir à des principes de bon sens, comme la nécessaire motivation juridique des jugements par un visa adéquat qui traduit la base du raisonnement du juge. Au fond, en se contentant d’appliquer un principe prétorien, le juge ne se pose plus la question de sa légitimité par rapport à un système juridique, il l’intègre comme un réflexe, plus que comme une réflexion analogique ou syllogistique. En vérité, le droit prétorien peut saper la logique du droit en privant au juge de son pouvoir intellectuel d’interprétation par rapport aux références textuelles. Il s’en remet aux cas, aux précédents... il perd de vue le code civil... Admettons qu’il faille donc faire un pas vers le juge (en améliorant les textes) mais aussi que le juge fasse un pas en faveur des justiciables pour qui il est aussi important de savoir quel article de loi il a pu enfreindre...