De la protection des abeilles face au lobby des producteurs d’insecticides.

Par Me Laurent GIMALAC, Docteur en droit et Avocat spécialiste en droit de l'environnement. 


Le risque de la disparition massive des abeilles domestiques a mis en exergue le rôle essentiel joué par ces indicateurs d’alerte malgré eux, qui ont également une fonction essentielle à jouer dans la pollinisation de nombreuses espèces végétales.

Les apiculteurs ont été en première ligne sur le « front » pour alerter les pouvoirs publics sur les dangers des épandages de produits toxiques comme les néonicotinoïdes ou d’autres produits utilisés par les agriculteurs.

Il reste que les pouvoirs publics ont longtemps fait la sourde oreille, et n’ont pas entendu ces alertes préférant se retrancher le plus souvent derrière l’intérêt bien compris du complexe agro- industriel et du lobby phytosanitaire.

Rappelons qu’en France, la consommation des produits phytosanitaires n’a toujours pas baissé malgré les bonnes résolutions prises notamment durant le fameux Grenelle de l’environnement…

Quand il s’agit d’interdire un produit mis sur le marché, les levers de bouclier ne manquent pas, toujours au titre de l’incertitude scientifique sur leurs effets délétères sur la population des abeilles. Mais sur le long terme, il semble que le droit et la justice évoluent très lentement vers une meilleure prise en compte de cette sentinelle stratégique de l’environnement.


I - De la réduction voire l’interdiction de certains insecticides : une longue prise de conscience européenne


Pour certains producteurs, cette interdiction ne serait pas conforme au droit européen ? Il n’en est rien car le règlement de l’Union européenne régissant ce domaine est clair dans son article 1.4 : l’incertitude scientifique permet des dérogations.

D’ailleurs, en avril 2018, la Commission européenne avait décidé d’interdire l’usage extérieur des néonicotinoïdes clothianidine, imidaclopride et thiaméthoxame, et elle a présenté une communication sur l'initiative européenne pour les pollinisateurs le 1er juin 2018.

Les substances de la famille des néonicotinoïdes mentionnées sont les suivantes :


— Acétamipride ;

— Clothianidine ;

— Imidaclopride ;

— Thiaclopride ;

— Thiamétoxame.

Dès 2013, le Communiqué Efsa, signalait les doutes émis sur certaines de ces substances : « les néonicotinoïdes sont une catégorie d’insecticides dont le mode d’action commun affecte le système nerveux central des insectes, provoquant la paralysie et la mort. D’après plusieurs études récentes, l’exposition à des doses sublétales de néonicotinoïdes pourrait avoir des effets négatifs considérables sur la santé des abeilles et leurs colonies… »

Le problème était donc connu de longue date et l’on retrouve même en 2010, une première communication de la commission européenne sur la protection des abeilles prévoyant le principe « d’une autorisation de pesticides à l’échelon de l’Union uniquement s’ils sont sans danger pour les abeilles… ». Mais tout cela restait encore peu efficace. Il a donc fallu que des associations ou des apiculteurs saisissent la Justice pour obtenir des résultats plus concrets et rapides.


II - Lorsque la Justice s’empare du problème…


1° Une guerre judiciaire en trois manches : 

Après un long cheminement qui a été plutôt inefficace pour assurer la protection des abeilles, force est de constater qu’une étape significative a été franchie lorsque la Justice a été saisie du problème.

1.1. La première étape marquante concerne le retrait du « Gaucho » dans les années 80.

Saisi par les apiculteurs, le Conseil d’État a annulé par deux fois le refus ministériel de retirer du marché le gaucho utilisé pour l’emblavement des semences de maïs.

Une première décision censure le refus de retrait de l’autorisation de mise sur le marché en raison de l’insuffisance de l’analyse d’innocuité (CE, 9 oct. 2002, n° 233876).

Le ministre s’entête pourtant et réitère son refus , mais  une erreur de droit est de nouveau sanctionnée par la haute juridiction qui estime que l’impact du gaucho sur les larves d’abeilles n’avait pas été étudié (CE, 31 mars 2004, n° 254637). 

1.2. La deuxième « manche » se jouera avec les premiers néonicotinoïdes (le «cruiser »).

S’agissant du « cruiser », l’autorisation de sa mise sur le marché en date de 2008, et renouvelée dans des conditions identiques pour 2009 sera annulée par le Conseil d’État pour erreur de droit au motif que le ministre de l’agriculture avait pris sa décision sur le fondement d’une évaluation des dangers conduite par l’AFSSA sans toutefois respecter la méthodologie imposée par la règlementation (Voir CE, 16 févr. 2011, n° 314016).

L’autorisation délivrée pour 2010 a également été annulée pour défaut de base légale en raison de sa durée de validité trop courte, l’article R. 253-38 du code rural, alors en vigueur, exigeant en cas de décision favorable un terme de 10 ans (CE, 3 oct. 2011, n° 336647). 

1.3. La troisième « manche » se joue à Nice avec une nouvelle génération apparentée aux néonicotinoïdes 

Ainsi, en novembre 2019, le tribunal administratif de Nice suspendait l’autorisation de nouveaux pesticides « tueurs d’abeilles » alors que l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail avait donné son accord à une mise sur le marché en septembre. Cette décision concernait  deux formulations commerciales (Closer et Transform) à base de sulfoxaflor, un nouvel insecticide apparenté aux néonicotinoïdes. Le tribunal administratif de Nice a justifié l’annulation pure et simple d’autorisations administratives de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) de mise sur le marché de pesticides, en application du principe de précaution (Voir TA Nice, 29 nov. 2019, n° 1704687). La décision s’appuie également sur "une jurisprudence constante de la Cour de justice de l'Union européenne, notamment ses arrêts National Far mer s'Union et autres du 5 mai 1998, C-157/96, Royaume-Uni c. Commission du 5 mai 1998, C-180/96 et Commission c. France du 28 janvier 2010, C-333/08 ». Il en résulte que «  orsque des incertitudes subsistent quant à l’existence ou à la portée de risques, des mesures de protection peuvent être prises sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées ». 

Le jugement  précise ainsi que l’autorisation de mise sur le marché du Closer et du Transform accordée à Dow Agrosciences « ne garantit avec certitude, ni son utilisation exclusive et conforme par des professionnels, ni la formation effective de ceux-ci à l’utilisation de ce produit, ni que les doses utilisées sans contrôle au moment de leur épandage ne présenteraient de danger pour les abeilles, dont la population est déjà fragilisée, et la santé publique ».

On ne pouvait plus clairement exprimer les premiers fondements d’une jurisprudence protectrice des abeilles et des apiculteurs.

Dès lors, la Justice pouvait devenir une formidable tribune mettant en exergue les défaillances du sytème européen, ainsi que l’apparente  naïveté des organismes de contrôle validant les AMM. 

Mais elle n’en demeurait pas moins soumise à un carcan institutionnel ou procédural qui empêche que certaines mesures de police soient prises directement par des maires en lieu et place de l’Etat. 


2° Un carcan administratif et procédural qui reste très favorable aux producteurs de substances controversées  


Les règles de la procédure ne sont pas très favorables au développement d’une jurisprudence favorable à la protection des abeilles  Ainsi, en application de l’article L. 132-1, alinéa 3, l’action civile d’un département a été rejetée du fait de destruction d’abeilles par l’usage d’un pesticide , en l’absence de préjudice personnel et direct de cette collectivité territoriale «  ui n’est ni propriétaire des ruches ni chargée de représenter les intérêts d’une catégorie de la population" (Voir Cass. Crim. 19 déc. 2006, n° 05-81.13).

De même, en novembre 2019, le tribunal administratif de Melun devait ainsi suspendre l’arrêté anti-pesticides pris par plusieurs maires de Seine-et-Marne et du Val-de-Marne, au motif que la réglementation de l’utilisation de ces produits relevait exclusivement de l’Etat. Ainsi même en présence d’une carence manifeste de ce dernier, le tribunal ne pouvait accepter de reconnaitre le droit pour les maires de se substituer à ce dernier pour suspendre les épandages.

Pour autant, de nombreux maires ont pris ce genre d’arrêtés, soit une bonne soixantaine dans toute la France, et même  le département du Val-de-Marne dont le président du conseil départemental, annonçait avoir pris un arrêté «  interdisant l’usage de produits phytopharmaceutiques contenant du glyphosate ou des perturbateurs endocriniens ».

De ce bras de fer entre l’Etat et les Commune, il n’est pas certain que l’Etat en sorte grandit car ce dernier avait l’obligation de transposer une directive européenne qui imposait depuis 2009 aux États membres de prendre des mesures pour protéger les habitants de l’épandage de pesticides. Même s’il ne s’agit pas ici de protéger directement les abeilles mais plutôt ceux qui habitent près des épandages, la manière de résoudre ce différend ne pourra qu’avoir une influence heureuse ou malheureuse sur la protection de la biodiversité.


III - Et que le législateur prend (un peu) conscience des risques en étirant la liste des substances suspendues ou interdites …



La loi du 8 août 2016 relative à la reconquête de la biodiversité a prévu à terme une interdiction d’usage des néonicotinoïdes à compter du 1er septembre 2018 qu’il s’agisse d’un usage foliaire ou de l’emblavement des semences ; mais elle prévoyait des dérogations jusqu’au 1er juillet 2020 (C. rur., art. L. 253-8, II, mod. par L. n° 2016-1087, 8 août 2016, art. 125 : JO, 9 août). La liste des substances interdites publiée en juillet 2018 ne concerne finalement que les 5 substances suivantes :  l’acétamipride, le clothianidine, l’imidaclopride, le thiaclopride et le thiaméthoxame.

A la suite du vote de la loi Egalim, le ministère de la Transition écologique a mis en consultation un projet de décret prévoyant d’ajouter le sulfoxaflor et la flupyradifurone à cette liste. 

Cette décision nationale a inspiré la commission européenne puisqu’elle en effet, décidé le 22 octobre 2019 de ne pas renouveler la licence du thiaclopride qui est utilisé pour traiter le colza, de maïs ou de pomme de terre afin de lutter contre les pucerons.

Ce contexte plus restrictif a incité le lobby qui défend l’usage de ces substances à déposer des recours contre les mesures d’interdiction. L’UIPP a déposé  son recours devant le Conseil d’État contre le décret d’interdiction des néonicotinoïdes au motif de la violation du règlement européen 1107/2009. « Au niveau européen, il y a eu interdiction pour la plupart des usages de trois substances actives néonicotinoïdes avec des possibilités de dérogations annuelles 120 jours qui peuvent concerner les grandes cultures . Or, en France, le décret publié porte sur cinq néonicotinoïdes et non trois. En outre, les dérogations sont très limitées et il n’y en a aucune pour les grandes cultures », selon  Eugénia Pommaret, directrice de l’UIPP. 

Ce recours s’appuie sur le fait que les interdictions de substances actives sont de la compétence de l’Union européenne et non de chaque État membre. Or à l'échelle européenne, l’acétamipride n’est pas interdite et même reconduite pour quinze ans. De même, la thiaclopride reste autorisée. 

Le Conseil d’État a décidé de renvoyer la question à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur la légalité de l’interdiction française mais la procédure risque d’être longue (probablement plus d’un an) et pour le moment on ignore quelle sera l’analyse de la Cour. 

En conclusion, les récentes décisions rendues par la justice ont mis en exergue la faillite d’un système de contrôle imparfait des substances utilisées par le monde agricole, mais il est encore beaucoup de progrès à faire pour rétablir une population d’abeilles domestiques en France qui a largement pâti des carences de la puissance publique.




Me Laurent Gimalac, Docteur en droit de l’environnement,

Avocat spécialiste en droit de l’environnement.



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