L’office inattendu du juge de l’exécution (JEX) face à la protection du domaine public et des espèces protégées


Par Laurent GIMALAC, Docteur en droit, et Avocat spécialiste en droit de l’environnement.


Le juge de l’exécution (JEX), compétent pour statuer sur la liquidation d’une astreinte prononcée contre un occupant illégal du domaine public, est traditionnellement cantonné à la mise en œuvre concrète d’un titre exécutoire préalablement rendu. Cependant, une jurisprudence récente – illustrée notamment par un arrêt du Conseil d’État du 19 décembre 2024 (Ministre de la Transition énergétique, n° 491592) – vient élargir les prérogatives de ce juge, en lui imposant de prendre en considération des contraintes environnementales, et plus spécifiquement, la présence d’espèces protégées, lorsqu’elles font obstacle à l’exécution d’une injonction de remise en état du domaine public.

Dans le prolongement du commentaire de cette décision, il apparaît que l’office du JEX se complexifie dès lors qu’un moyen sérieux tiré de la protection d’espèces protégées est invoqué. Il s’agit ici d’étudier l’étendue de cette compétence nouvelle (I), d’en rappeler les fondements (II) et d’examiner les écueils et obstacles pratiques que rencontre le juge administratif de l’exécution lorsqu’il est saisi de telles affaires (III).

I. L’étendue de la compétence du juge de l’exécution en matière de protection du domaine public

  1. La mission première du juge de l’exécution
    Le juge de l’exécution est saisi lorsque le bénéficiaire d’un jugement – en l’occurrence, l’administration ou le préfet pour la protection du domaine public – souhaite obtenir la liquidation d’une astreinte prononcée contre un contrevenant. Le jugement initial ordonne la cessation d’une occupation illégale ou la remise en état du domaine public (par exemple la démolition d’un ouvrage irrégulièrement implanté). En vertu de l’autorité de la chose jugée, le JEX ne saurait remettre en cause le bien-fondé même de la condamnation prononcée (CE, 6 mai 2015, M. B., n° 377487). Sa compétence consiste en principe à vérifier si le contrevenant s’est exécuté et, dans la négative, à fixer le montant définitif de l’astreinte.
  2. Une compétence élargie par la jurisprudence
    La difficulté survient lorsque l’obligation de démolition ou de remise en état se heurte à des impératifs nouveaux ou restés inexplorés lors du procès initial. Le JEX est alors tenu de concilier l’exécution de la décision de justice avec ces contraintes.
  • Le cas des espèces protégées : dans son arrêt du 19 décembre 2024, le Conseil d’État a jugé que le moyen tiré de ce que l’exécution du jugement ordonnant la remise en état porterait atteinte à une espèce protégée (en l’occurrence la datte de mer, Litophaga lithophaga) est opérant.
  • L’obligation d’un examen circonstancié : le juge de l’exécution doit désormais vérifier la réalité des difficultés d’exécution et, le cas échéant, modulariser ou adapter l’injonction (CE, 19 déc. 2024, n° 491592).

La portée pratique de cette compétence élargie se mesure à travers l’office incombant au JEX : examiner la possibilité d’obtenir une dérogation préfectorale prévue à l’article L. 411-2 du Code de l’environnement, réévaluer la faisabilité technique de la démolition, voire ajuster le délai ou le montant de l’astreinte.

II. Les fondements juridiques d’une telle compétence

  1. Le principe général du pouvoir d’astreinte à l’encontre des personnes privées
    Le Conseil d’État reconnaît au juge administratif la faculté de prononcer une astreinte à l’encontre d’une personne privée, en l’absence même de texte législatif, chaque fois que l’exécution de la décision l’exige (CE, 6 mai 2015, n° 377487 ; CE, 23 mai 1979, Sté Durance Concassage, n° 9275). Ce principe général légitime donc la possibilité pour le juge de sanctionner un occupant illégal du domaine public, en vue d’assurer une restitution conforme à la loi.
  2. Le cadre légal de la protection du domaine public
    Le domaine public fait l’objet d’une protection rigoureuse, notamment par les contraventions de grande voirie(CGV), qui sanctionnent pénalement les atteintes subies par ce patrimoine (CAA Marseille, 28 mai 2021, n° 17MA04807). Lorsque le juge administratif a ordonné la remise en état, cette décision a autorité de la chose jugée.
  3. La prise en compte des impératifs environnementaux
    La démolition d’un ouvrage implanté sur le domaine public maritime peut affecter des espèces protégées, soumises à un régime rigoureux d’autorisation et de dérogation prévu aux articles L. 411-1 et L. 411-2 du Code de l’environnement, transposant en droit interne l’article 12 de la directive 92/43/CEE du 21 mai 1992. Le juge de l’exécution, préalablement à la liquidation de l’astreinte, doit donc apprécier la réalité de la difficulté d’exécutionliée à la protection de ces espèces et, si besoin, prescrire les diligences nécessaires pour obtenir une éventuelle dérogation (CE, avis, 9 déc. 2022, n° 463563).

III. Les obstacles rencontrés par le juge administratif de l’exécution

  1. La frontière entre autorité de la chose jugée et réouverture du litige
    Le JEX ne peut rouvrir le débat sur le bien-fondé de la décision initiale (CE, 6 mai 2015, M. B., préc.). Dès lors, il doit finement distinguer :
  • Les moyens qui remettent en cause l’autorité de la chose jugée (ex. nier la propriété publique ou contester la validité de l’injonction), jugés inopérants ;
  • Les moyens tirés de circonstances postérieures ou non prises en compte lors du jugement, comme la découverte d’une espèce protégée, qui imposent une modularité de l’exécution.
  1. Une technicité accrue dans l’examen du respect des espèces protégées
    Le juge de l’exécution se voit investi d’un rôle d’expertise technique, quasi-environnementale, dont il n’est pas toujours parfaitement outillé :
  • Appréciation concrète de la menace pesant sur l’espèce : il appartient au juge de vérifier la pertinence des rapports d’experts (v. CE, 19 déc. 2024, préc.).
  • Analyse des voies et moyens d’obtenir une dérogation : le juge peut être amené à examiner si l’autorité administrative dispose d’éléments suffisants pour accorder une dérogation.
  • Modulation du délai ou du montant de l’astreinte : pour tenir compte de la longueur et de la complexité des procédures environnementales, la juridiction peut réduire l’astreinte ou en reporter l’échéance (CAA Marseille, 28 mai 2021, préc. ; CAA Bordeaux, 7 juill. 2022, n° 21BX02843).
  1. Des conséquences pratiques sur la sanction
    À la suite de ce contrôle, le juge administratif peut :
  • Liquider l’astreinte à taux plein si le moyen environnemental est jugé non fondé ou n’entrave pas la démolition ;
  • Moduler le montant de l’astreinte pour tenir compte des efforts entrepris ou de la nécessité de délais supplémentaires ;
  • Supprimer l’astreinte si l’obstacle environnemental rend l’exécution temporairement impossible ou si la dérogation attendue a vocation à différer totalement l’application de la sanction.

Conclusion et perspectives

L’office du juge de l’exécution, traditionnellement limité à la liquidation de l’astreinte, se trouve sensiblement accru dans les affaires touchant à la protection du domaine public lorsqu’une question environnementale se présente. En décidant que le moyen tiré de la présence d’une espèce protégée doit être examiné avec minutie, le Conseil d’État (CE, 19 déc. 2024, préc.) invite les juridictions à une analyse de plus en plus fine de la possibilité d’exécuter matériellement un jugement de démolition, sans pour autant méconnaître l’autorité de la chose jugée.

Si cette évolution peut paraître protectrice de la biodiversité, elle fait peser un surcroît de complexité sur le contentieux de l’exécution : preuve de la réalité de la présence des espèces, examen d’un potentiel régime dérogatoire, prise en compte de l’impact écologique de la démolition, etc. Le juge administratif, simple arbitre de la liquidation, doit désormais jouer un rôle plus large, tenant en quelque sorte du « juge de l’environnement ».

Il appartient dès lors aux parties, soutenues éventuellement par des expertises scientifiques, de documenter efficacement ces difficultés pour permettre au juge de l’exécution d’ajuster sa décision en toute connaissance de cause. Sous peine, à défaut, de voir prononcées des astreintes lourdes et difficilement contestables, alors même que la préservation d’espèces protégées au titre de l’article L. 411-2 du Code de l’environnement pourrait justifier leur modulation ou leur suspension.

Cette jurisprudence nouvelle illustre un besoin de coordination accrue entre police de la conservation du domaine public et police spéciale des espèces protégées, ce qui ne manquera pas de susciter de futurs contentieux devant le juge administratif et de nourrir la réflexion doctrinale sur les sites de cabinets d’avocats spécialisés en droit public et en droit de l’environnement.

Références jurisprudentielles et textes pertinents

  • CE, 19 déc. 2024, Ministre de la Transition énergétique, n° 491592 : Office élargi du juge de l’exécution, prise en compte du moyen tiré de la présence d’espèces protégées.
  • CE, 6 mai 2015, M. B., n° 377487 : Autorité de la chose jugée et limites de l’office du juge de l’exécution.
  • CE, 6 mai 2015, Voies navigables de France, n° 338746 : Rappel que l’astreinte prononcée contre une personne privée en matière d’occupation du domaine public ne se confond pas avec l’astreinte de l’article L. 911-1 CJA.
  • CAA Marseille, 28 mai 2021, n° 17MA04807 : Examen de l’absence de preuve de l’existence de l’espèce protégée.
  • CAA Marseille, 23 févr. 2023, n° 20MAxxxx (hyp.) : Décisions antérieures commentées sur les sites de cabinets d’avocats spécialisés, soulignant l’hésitation des juridictions sur la prise en compte des espèces protégées.
  • CAA Bordeaux, 7 juill. 2022, Association La demeure historique c/ Département de la Dordogne, n° 21BX02843 : Distinction entre moyen visant à contester le fond de l’injonction et difficultés techniques d’exécution liées à la présence de nouvelles espèces protégées.
  • CE, avis, 9 déc. 2022, n° 463563 : Conditions et méthode d’octroi de la dérogation environnementale.
  • Articles L. 411-1 et L. 411-2 du Code de l’environnement : Régime de protection des espèces et interdiction de destruction.
  • Articles L. 911-1 et suivants du Code de justice administrative : Régime de l’astreinte en matière d’exécution des jugements à l’égard de l’administration (distinct du régime applicable aux particuliers).
© Cabinet de Me Gimalac Avocat - Paris, Lyon, Cannes, Grasse - IDF et French Riviera  - 2024