Par Me Laurent Gimalac, spécialiste en droit de l'environnement et en droit communautaire.
La décision rendue par le tribunal administratif de Paris le 2 juillet 2021 dans les affaires n° 2003204/4-3 et 2004241/4-3, opposant la Société aéroportuaire de gestion et d'exploitation de Beauvais (SAGEB) ainsi que des associations environnementales (Les Amis de la Terre Paris et France Nature Environnement) à la Ville de Paris, marque un tournant majeur dans l’évolution du contentieux des autorisations d’urbanisme. Pour la première fois, le juge administratif annule un permis de construire sur le seul fondement de l’exposition excessive à la pollution atmosphérique, sans qu’aucun autre motif environnemental ou urbanistique ne soit invoqué.
Dans son analyse, le tribunal administratif de Paris a fondé sa décision sur l’article R. 111-2 du code de l’urbanisme, qui permet de refuser un permis lorsque le projet est de nature à porter atteinte à la salubrité publique. Le juge a considéré que :
- Les niveaux de pollution aux particules fines (PM10) et au dioxyde d’azote (NO₂) relevés sur le site dépassaient largement les seuils réglementaires fixés par le code de l’environnement et les recommandations de l’OMS.
- Les mesures compensatoires proposées par le pétitionnaire, notamment la mise en place de murs anti-bruit et d’écrans végétaux, étaient insuffisantes et ne permettaient pas de garantir un cadre de vie sain aux futurs occupants.
- L’étude d’impact ne contenait aucune certitude quant à l’efficacité des dispositifs de dépollution proposés, et l’évaluation des effets cumulatifs avec d’autres projets voisins était lacunaire.
En creux, cette décision envoie un signal fort aux collectivités et aux aménageurs : les projets situés dans des zones de forte pollution devront désormais intégrer, dès la conception, des garanties sanitaires solides, faute de quoi ils risquent d’être annulés en contentieux. Il s’agit donc d’une étape décisive vers une approche plus environnementale du permis de construire, transformant ce dernier en véritable outil de protection de la santé publique.
Dans un contexte marqué par la multiplication des alertes sur la qualité de l’air et l’intensification du contentieux urbanistique, la question se pose de savoir à quel stade du dossier la pollution de l’air est prise en compte, sur quelle base légale et avec quelle efficacité. L’étude des évolutions jurisprudentielles récentes permet de mesurer comment le juge administratif encadre désormais les décisions de l’administration en matière d’autorisation d’urbanisme.
I. La pollution atmosphérique comme facteur de refus d’un permis de construire : un cadre juridique en mutation
A. L’émergence d’un contrôle environnemental du permis de construire
Historiquement, le droit de l’urbanisme n’intégrait la pollution atmosphérique qu’au travers de dispositions générales relatives à la salubrité publique. L’article R. 111-2 du code de l’urbanisme prévoit ainsi que le permis de construire peut être refusé ou assorti de prescriptions spéciales si le projet est "de nature à porter atteinte à la salubrité publique". Ce texte a été progressivement interprété par le juge administratif comme un fondement permettant de sanctionner des projets dont l’implantation dans des zones particulièrement exposées aux polluants atmosphériques présentait un risque pour la santé des futurs occupants.
Si, dans les années 2000, la pollution de l’air n’était qu’un élément parmi d’autres dans l’appréciation de la légalité d’un permis, les décisions récentes montrent une autonomisation progressive de ce critère.
- CE, 1er mars 2004, n° 209942, Commune de Villelaure : Cette décision pose l’idée que les risques pour la santé publique ne concernent pas uniquement les futurs occupants du projet mais aussi les tiers et riverains. Ce raisonnement ouvrira la voie à un élargissement du contrôle sur les permis de construire délivrés dans des zones polluées.
- CE, 16 juillet 2014, n° 356643, Commune de Salaise-sur-Sanne : L’arrêt pose un principe essentiel : l’administration doit tenir compte des effets cumulés des nuisances et pollutions dans son appréciation de la salubrité publique.
Les décisions plus récentes confirment cette tendance en érigeant la pollution de l’air en facteur déterminant d’appréciation de la légalité d’un permis de construire.
- TA Paris, 2 juillet 2021, n° 2003204/4-3 et 2004241/4-3 (SAGEB et associations environnementales) :
- Le tribunal administratif a annulé un permis de construire au motif que le projet était implanté sur un site déjà surexposé à la pollution de l’air, avec des dépassements des valeurs limites réglementaires en NO₂ et particules fines.
- Il a considéré que les mesures de compensation prévues par le pétitionnaire étaient insuffisantes et trop hypothétiques pour garantir la salubrité publique.
- L’article R. 111-2 du code de l’urbanisme a été interprété strictement, en considérant que la pollution de l’air pouvait justifier à elle seule un refus d’autorisation.
- CE, 26 juin 2019, n° 412429, M. Deville :
- Le Conseil d’État affirme que l’administration ne peut pas se contenter d’imposer des prescriptions environnementales si celles-ci sont insuffisantes pour garantir la salubrité publique.
- Il confirme que lorsque des mesures compensatoires sont incertaines ou difficilement contrôlables, le permis doit être refusé.
B. L’intégration des études d’impact et la hiérarchie des normes environnementales
L’une des principales évolutions récentes réside dans le rôle accru des études d’impact dans l’instruction des permis de construire. L'article L. 122-1-1 du code de l'environnement impose que les projets susceptibles d’avoir un impact notable sur l’environnement fassent l’objet d’une telle étude, qui doit notamment analyser leurs conséquences sur la qualité de l'air. Toutefois, la jurisprudence a progressivement précisé que l’existence même d’une étude d’impact ne suffit pas à valider un projet si celle-ci comporte des insuffisances ou omissions pouvant altérer l’information du public ou l’appréciation de l’administration.
Ainsi, dans la même décision du TA de Paris du 2 juillet 2021, les juges ont estimé que le manque de précisions sur les effets cumulés des polluants atmosphériques justifiait l’annulation du permis. Cette appréciation rejoint la jurisprudence constante du Conseil d’État, qui exige un examen précis et circonstancié des conséquences environnementales (CE, 14 octobre 2011, n° 323257, Ocreal).
II. L’impact de la pollution atmosphérique dans l’instruction des permis : un contrôle de plus en plus strict
A. À quel stade du dossier la pollution de l’air est-elle prise en compte ?
La pollution atmosphérique intervient aujourd’hui à plusieurs niveaux dans l’instruction des permis de construire :
- Lors de l’examen de l’étude d’impact :
- Une étude insuffisante ou incomplète peut entraîner l’illégalité du permis.
- Exigence d’analyse des risques cumulés (ex. : proximité de sources de pollution).
- Lors de l’appréciation des mesures compensatoires :
- L’administration doit vérifier que les mesures proposées sont réalistes et efficaces.
- Un permis peut être annulé si les compensations sont jugées incertaines (CE, 28 décembre 2017, n° 402362).
- Lors du contrôle juridictionnel :
- Un requérant peut invoquer la surexposition aux polluants atmosphériques comme motif d’annulation.
- L’article R. 111-2 du code de l’urbanisme devient un levier pour les associations environnementales et riverains.
B. Quelles évolutions jurisprudentielles récentes ?
L’évolution de la jurisprudence montre un resserrement progressif du contrôle du juge sur les permis de construire affectant la pollution de l’air :
- CE, 16 juillet 2014, n° 356643, Commune de Salaise-sur-Sanne : obligation pour l’administration de tenir compte de l’effet cumulé des risques dans l’appréciation de l’impact sanitaire d’un projet.
- CE, 26 juin 2019, n° 412429, M. Deville : confirmation que le refus d’un permis est justifié lorsque les prescriptions ne suffisent pas à assurer la salubrité publique.
- TA Paris, 2 juillet 2021 (Ville Multistrate et Mille Arbres) : première annulation de permis de construire fondée uniquement sur la pollution de l’air.
Ces décisions traduisent un changement de paradigme : la pollution atmosphérique, autrefois un critère secondaire, devient un élément central dans l’appréciation de la légalité d’un permis.
Conclusion : vers un permis de construire plus écologique ?
L’intégration croissante des enjeux liés à la pollution atmosphérique dans l’instruction des permis de construire traduit une prise de conscience accrue des risques sanitaires et environnementaux. Le permis de construire devient ainsi un outil de régulation environnementale, permettant de limiter l’exposition des populations à des niveaux de pollution critiques.
Toutefois, plusieurs questions restent ouvertes : cette tendance conduira-t-elle à une généralisation des refus de permis en zone urbaine dense ? Le juge administratif ira-t-il jusqu’à exiger des mesures de compensation obligatoires ?
Ce qui est certain, c’est que la jurisprudence récente impose aux porteurs de projets de redoubler de vigilance et d’anticiper, dès l’amont, l’impact de leurs constructions sur la qualité de l’air. Cette nouvelle contrainte marque indéniablement un tournant dans la manière dont le droit de l’urbanisme et du permis de construire s’adapte aux défis environnementaux contemporains.