Dérogations en matière de protection des espèces protégées : quelles marges de manœuvre pour les porteurs de projets face à un cadre juridique strict ?

Par Me Laurent GIMALAC, Docteur en droit et Avocat spécialiste en droit de l'environnement. 


Les autorisations dérogatoires en matière de protection des espèces protégées, encadrées par l’article L. 411-2, 4° c) du Code de l’environnement, constituent un dispositif central pour permettre à certains projets de développement de voir le jour malgré les restrictions environnementales. Cependant, ces dérogations sont soumises à des conditions strictes et cumulatives, ce qui réduit les possibilités d’action pour les porteurs de projets et leur impose des contraintes lourdes en cas de non-conformité.

Cet article se propose d’analyser ces conditions à travers une réflexion sur les possibilités offertes aux porteurs de projets d'obtenir ces autorisations et les contraintes qui pèsent sur eux, notamment en cas d’annulation de ces dérogations par les juridictions administratives.


I. Les trois conditions cumulatives de l'article L. 411-2 : un cadre juridique restrictif

  1. La nécessité d'une raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM)

La première condition pour obtenir une dérogation concerne l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM). Ce concept, défini de manière rigoureuse, fait référence à des projets qui répondent à un besoin essentiel pour la société, tels que la santé publique, la sécurité publique ou encore des raisons économiques de premier ordre. Il ne suffit donc pas qu’un projet soit simplement utile ou bénéfique : il doit démontrer une nécessité publique incontournable.

Analyse des possibilités et contraintes :

  • Possibilités : Les grands projets d’infrastructure (autoroutes, centrales énergétiques, hôpitaux) ont souvent des chances de répondre à ce critère, notamment lorsqu’ils sont soutenus par l’État ou par des autorités publiques. Il en va de même pour certains projets d’aménagement urbain ayant un fort impact économique et social.
  • Contraintes : Ce critère réduit considérablement les marges de manœuvre des projets de moindre envergure ou purement privés, qui ne peuvent justifier d’un tel intérêt public. Par ailleurs, la démonstration de l’intérêt public majeur doit être solidement argumentée et documentée dès la demande de dérogation, sous peine de rejet ou d’annulation ultérieure.

Exemple jurisprudentiel :
Dans l’arrêt du Conseil d'État du 30 décembre 2021 (n°439766), la Haute juridiction a rappelé que l’intérêt public majeur ne peut être invoqué à la légère et que l’insuffisance de la démonstration de ce critère rend la dérogation irrégulière.

  1. L’absence d’autre solution satisfaisante

La seconde condition impose que le projet ne puisse pas être réalisé autrement qu'en portant atteinte à des espèces protégées. Il s’agit ici de prouver qu’il n'existe pas d'autre solution satisfaisante sur le plan technique, financier ou environnemental, ce qui implique une analyse comparative des alternatives.

Analyse des possibilités et contraintes :

  • Possibilités : Cette condition ouvre une marge de négociation pour les porteurs de projet, qui peuvent se défendre en démontrant que toutes les autres solutions envisagées ont été évaluées, mais se révèlent impraticables ou plus dommageables. Par exemple, un déplacement du projet dans une autre zone pourrait être techniquement impossible ou avoir un impact économique disproportionné.
  • Contraintes : Cette exigence peut néanmoins se révéler particulièrement contraignante pour les porteurs de projet, car les alternatives doivent être étudiées minutieusement, ce qui peut entraîner des coûts supplémentaires en termes d’expertise. Les juges administratifs sont souvent inflexibles sur ce point et peuvent rejeter la dérogation s’ils estiment qu’une solution moins impactante existe.

Exemple jurisprudentiel :
Dans un arrêt de la Cour administrative d’appel de Nancy du 8 juillet 2021 (n°19NC00490), le juge a estimé qu’un projet pouvait être annulé si les porteurs n’ont pas démontré de manière convaincante qu’il n’existait aucune autre solution satisfaisante. Cette analyse comparative impose donc aux porteurs d’être extrêmement rigoureux dans la constitution de leur dossier.

  1. La conservation favorable des espèces dans leur aire de répartition naturelle

Enfin, la troisième condition impose que la dérogation ne nuise pas à la conservation favorable des populations d'espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle. Cette exigence vise à s’assurer que la dérogation ne compromet pas l’équilibre écologique local, malgré l’impact du projet.

Analyse des possibilités et contraintes :

  • Possibilités : Les porteurs de projet peuvent avoir recours à des mesures compensatoires pour satisfaire cette exigence. Par exemple, ils peuvent s’engager à restaurer ou à protéger des habitats équivalents ou à financer des programmes de conservation pour compenser l’impact de leur projet.
  • Contraintes : Toutefois, ces mesures compensatoires doivent être acceptées par l’autorité compétente et prouver leur efficacité réelle, ce qui est loin d’être garanti. De plus, les juges administratifs peuvent estimer que les mesures compensatoires proposées sont insuffisantes pour garantir la protection de l’espèce concernée.

Exemple jurisprudentiel :
Dans un jugement du Tribunal administratif de Lyon du 28 février 2022 (n°200267-200552-200693), les juges ont annulé une dérogation au motif que l’état de conservation des espèces n’était pas suffisamment garanti par les mesures compensatoires proposées. Cette décision montre que la contrainte de conservation reste primordiale, même en cas de compensation proposée.

II. Les conséquences de l’annulation d’une dérogation : quelles options pour les porteurs de projets ?

  1. L’annulation : une régularisation souvent impossible

Lorsque la dérogation est annulée par une juridiction administrative, il est généralement très difficile, voire impossible, pour les porteurs de projets de régulariser la situation. Les décisions de justice dans ce domaine sont souvent radicales, et les travaux peuvent être stoppés ou annulés. Les autorités administratives n’ont que peu de marge de manœuvre pour accorder une nouvelle dérogation si les conditions initiales n’ont pas été respectées.

Exemple jurisprudentiel :
Dans l’arrêt du Conseil d'État du 30 décembre 2021 (n°439766), la Haute juridiction a refusé toute possibilité de régularisation d’un projet, estimant que la dérogation initiale avait été octroyée en violation des conditions imposées par l’article L. 411-2 du Code de l’environnement.

  1. Les options post-annulation : modification du projet ou abandon

En cas d’annulation, les porteurs de projet peuvent avoir la possibilité de modifier leur projet afin de se conformer aux exigences environnementales. Cela implique parfois des changements structurels majeurs, ce qui peut se révéler coûteux et complexe à mettre en œuvre. Dans les cas les plus graves, le projet peut tout simplement être abandonné, notamment lorsque les atteintes à l’environnement sont jugées trop importantes pour être compensées.

Exemple jurisprudentiel :
Dans le jugement de la Cour administrative d’appel de Nancy du 8 juillet 2021 (n°19NC00490), l’annulation de la dérogation a contraint les porteurs du projet à abandonner totalement leur initiative, car les juges ont estimé que la dérogation ne pouvait être régularisée.

Conclusion

Les dérogations en matière de protection des espèces protégées offrent une opportunité pour certains projets d’intérêt public majeur, mais leur obtention reste soumise à des conditions strictes et cumulatives. Les porteurs de projet doivent anticiper ces exigences dès la phase de conception pour éviter tout risque d’annulation en cours de route. Si les mesures compensatoires peuvent parfois offrir une solution, les contraintes restent lourdes, et l’annulation d’une dérogation se révèle souvent être une impasse juridique pour les projets concernés.

Références jurisprudentielles :

  • Conseil d'État, 6e et 5e chambres réunies, 30 décembre 2021, n°439766
  • Cour administrative d'appel de Nancy, 1re chambre, 8 juillet 2021, n°19NC00490
  • Tribunal administratif de Lyon, 28 février 2022, n°200267-200552-200693

Me Laurent Gimalac, Docteur en droit de l’environnement,

Avocat spécialiste en droit de l’environnement.



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