Par Me Laurent GIMALAC, Docteur en droit et Avocat spécialiste en droit de l'environnement.
C’est un arrêt qui marquera, à n’en pas douter, un tournant jurisprudentiel autant qu’un moment politique. Par une décision du 28 mai 2025, la cour administrative d’appel de Toulouse a ordonné le sursis à exécution de deux jugements du tribunal administratif de Toulouse qui avaient, le 27 février 2025, annulé les autorisations environnementales nécessaires à la poursuite du chantier de l’autoroute A69, entre Castres et Verfeil. Ce projet routier, aussi contesté qu’avancé, cristallise depuis son origine les tensions entre impératifs de développement territorial et exigences de préservation de la biodiversité.
La décision d’appel, prise dans un contexte de mobilisation citoyenne soutenue, d’enquêtes parlementaires et de pressions ministérielles croissantes, vient autoriser la reprise du chantier, à hauteur de 70 %, malgré les nombreuses irrégularités dénoncées par les associations environnementales. Le motif central retenu par la cour — l’existence possible d’une raison impérative d’intérêt public majeur (MIIPM) — ouvre la voie à une requalification du projet, de facto, en priorité nationale, neutralisant ainsi les effets des annulations juridictionnelles prononcées en première instance.
Cette décision soulève dès lors une question fondamentale, à la fois juridique et démocratique : le droit de l’environnement peut-il encore faire obstacle à un projet d’aménagement soutenu par l’État et validé par le Parlement ? En d’autres termes, assiste-t-on à une dégradation silencieuse de l’État de droit environnemental, par un effet d’équilibrisme juridico-politique de plus en plus assumé par les juridictions d’appel ?
À partir d’une lecture détaillée de la décision du 28 mai 2025, et de ses fondements juridiques, nous nous attacherons à mettre en lumière ce qui apparaît comme une mutation profonde de l’office du juge administratif, tiraillé entre le principe de précaution et la rationalité économique, entre l’expertise écologique et le poids croissant des intérêts d’aménagement du territoire.
I. Le sursis à exécution comme vecteur de neutralisation provisoire du droit de l’environnement
La procédure de sursis à exécution est, en droit administratif, un mécanisme d’exception permettant de suspendre les effets d’un jugement d’annulation lorsqu’un appel est formé, et que les moyens invoqués paraissent, en l’état de l’instruction, sérieux. Codifié à l’article R. 811-15 du code de justice administrative, ce dispositif vise à prévenir les conséquences irréversibles que pourrait entraîner l’exécution immédiate d’un jugement, dans l’attente de l’issue de l’instance d’appel.
En principe destiné à protéger l’administration contre des effets potentiellement déstabilisants, ce mécanisme, appliqué aux contentieux environnementaux, peut cependant se retourner contre les finalités mêmes du droit de l’environnement, en paralysant les effets correctifs d’un jugement pourtant annulatoire.
1. Une procédure admise sans débat : reconnaissance implicite de l’urgence à construire
La cour administrative d’appel, dans sa décision du 28 mai 2025, rappelle les dispositions applicables en matière de sursis à exécution, en s’en tenant à une lecture purement formelle :
« Lorsque le juge d’appel est saisi d’une demande de sursis à exécution d’un jugement prononçant l’annulation d’une décision administrative, il lui incombe de statuer au vu de l’argumentation développée devant lui par l’appelant et le défendeur [...] » (§ 4).
Elle n’invoque pas les dispositions du second alinéa de l’article R. 811-17 relatives aux « conséquences difficilement réparables », laissant ainsi entendre que la simple reconnaissance d’un moyen sérieux suffit à justifier la suspension des jugements.
En retenant ce seul fondement, sans développer d’analyse sur les conséquences de l’arrêt du chantier (notamment sur les milieux naturels ou l’intérêt général invoqué par les associations), le juge donne implicitement priorité à la continuité du chantier sur la consistance des illégalités constatées en première instance.
2. La sélection exclusive du moyen lié au motif impératif d’intérêt public majeur
La cour identifie un seul moyen sérieux de nature à justifier la suspension du jugement : celui tenant à l’existence d’un motif impératif d’intérêt public majeur. Elle formule ainsi sa conclusion :
« En l’état de l’instruction, ce moyen [...] apparaît sérieux et de nature à entraîner, outre l’annulation des jugements, le rejet des conclusions à fin d’annulation accueillies par le tribunal administratif de Toulouse. » (§ 8).
Aucun autre moyen n’est retenu. Tous les autres arguments soulevés par les parties en défense sont écartés d’un bloc :
« Les autres moyens d’annulation des arrêtés en litige [...] ne paraissent pas, en l’état de l’instruction, sérieux et de nature à confirmer l’annulation des arrêtés en litige prononcée par les jugements [...] » (§ 9).
Cette économie de motifs révèle une stratégie contentieuse réduite à un seul levier, celui de l’intérêt général supérieur. Elle s’inscrit dans une logique où l’argument environnemental devient subsidiaire, car contredit par un intérêt globalement défini, sans évaluation de la balance des intérêts ou de la réalité de l’urgence écologique invoquée.
3. Une suspension qui désactive l’autorité du jugement de première instance
En ordonnant le sursis à exécution, la cour vide de leur effet les jugements du 27 février 2025, alors même qu’ils avaient clairement invalidé les autorisations environnementales délivrées en mars 2023 au motif de l’absence de démonstration d’un MIIPM. Le raisonnement du tribunal reposait notamment sur l’idée que le désenclavement du bassin de Castres-Mazamet ne suffisait pas à lui seul à caractériser un tel motif, au sens de l’article L. 411-2 du code de l’environnement.
En accordant le sursis sur la base du même motif — cette fois jugé potentiellement sérieux — la cour crée une situation paradoxale : l’illégalité constatée devient inopérante, tant que la juridiction d’appel ne s’est pas prononcée au fond.
Ce phénomène n’est pas neutre. Dans le contexte d’un projet avancé à 70 %, cette suspension revient à autoriser la poursuite de travaux irréversibles, rendant d’autant plus théorique un éventuel réexamen favorable aux associations en appel.
II. Le motif impératif d’intérêt public majeur : un critère vidé de sa substance ?
La clé de voûte de la décision rendue par la cour administrative d’appel de Toulouse réside dans l’appréciation du moyen tiré de l’existence d’un motif impératif d’intérêt public majeur (MIIPM), notion empruntée au droit de l’Union européenne (directive « Habitats », 92/43/CEE, art. 16) et transposée à l’article L. 411-2, I, 4° c) du code de l’environnement. Ce motif constitue la seule voie de dérogation possible aux interdictions strictes d’atteinte aux espèces protégées.
Or, le raisonnement de la cour révèle une interprétation extrêmement permissive de cette notion, qui en affaiblit la portée protectrice.
1. Une condition légalement encadrée mais faiblement investie par le juge
La cour rappelle dans ses motifs que :
« un projet d’aménagement [...] ne peut être autorisé, à titre dérogatoire, que s’il répond, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d’intérêt public majeur » (§ 6).
Elle ajoute, à juste titre, que cette dérogation n’est possible que si deux conditions supplémentaires sont réunies : l’absence d’autre solution satisfaisante, et la non-atteinte au maintien, dans un état de conservation favorable, des espèces concernées (§ 6).
Mais c’est précisément sur ces éléments que l’arrêt reste silencieux dans son analyse propre. La cour ne confronte pas ces critères à l’état du dossier. Elle n’évalue ni les alternatives évoquées, ni les mesures compensatoires mises en place, ni la portée réelle du préjudice écologique.
2. Une présomption d’intérêt public qui tient lieu de démonstration
La cour énonce que :
« le projet autoroutier en litige répond, par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, à une raison impérative d’intérêt public majeur » (§ 8),
et en déduit que le moyen afférent apparaît « sérieux » au sens de l’article R. 811-15 du code de justice administrative. Mais cette conclusion repose uniquement sur la formulation du moyen par l’appelant, sans validation autonome par la cour.
Ainsi, le contrôle exercé ne consiste pas à vérifier l’existence effective du MIIPM, mais à reconnaître la plausibilité du moyen à ce stade de la procédure. Ce glissement transforme une exigence substantielle en élément d’argumentation, privant de portée réelle les conditions matérielles que la loi et la jurisprudence ont pourtant érigées en garde-fous.
3. Une inversion du rôle protecteur du droit
Le résultat de ce raisonnement est particulièrement préoccupant : le principe d’interdiction des atteintes à la biodiversité, pourtant érigé en norme centrale du droit de l’environnement, est renversé au profit de l’exception, sans que le juge n’exige de preuve circonstanciée.
Cela revient à faire du MIIPM une formule performative : dès lors qu’il est invoqué par le porteur de projet, il devient suffisamment crédible pour justifier la poursuite des travaux — même lorsque l’autorisation environnementale a été annulée par un jugement motivé, comme c’était le cas en première instance.
III. Un contrôle juridictionnel résiduel : entre économie de moyens et effacement du débat environnemental
Au-delà du choix de suspendre l'exécution des jugements, c'est l'approche globale du contrôle juridictionnel par la cour administrative d’appel qui interroge. Elle traduit une forme de désengagement du juge d’appel vis-à-vis des exigences de fond du droit de l’environnement, au profit d’une lecture minimaliste de son office dans le cadre du sursis à exécution.
1. Une motivation réduite à l’essentiel : économie de contrôle ou effacement des griefs ?
L’arrêt du 28 mai 2025 opère un tri radical entre les moyens : seul celui tiré de l’existence d’un motif impératif d’intérêt public majeur est jugé sérieux. Tous les autres moyens, qu’ils relèvent de vices de procédure, d’insuffisances des études d’impact, de défauts dans les mesures compensatoires ou de violation de normes spécifiques du code de l’environnement, sont écartés par une formule lapidaire :
« ne paraissent pas, en l’état de l’instruction, sérieux et de nature à confirmer l’annulation » (§ 9).
Ce rejet globalisant, sans confrontation avec les faits, empêche toute discussion approfondie du fond des arguments des parties en défense. Cela affaiblit considérablement l’effectivité du contrôle de légalité dans un contentieux pourtant hautement spécialisé et technique.
2. Le glissement d’un contrôle de légalité vers un contrôle de cohérence procédurale
Le raisonnement de la cour semble accorder une place prépondérante aux considérations procédurales (admissibilité, recevabilité, articulation des mémoires) plutôt qu’à une analyse du contenu normatif du droit de l’environnement. L'arrêt se borne à indiquer que les moyens ont été « visés et analysés dans les visas » (§ 9), sans que les motifs ne contiennent d’analyse proprement dite.
Ce glissement traduit une forme d'abdication du juge dans son rôle de gardien de l'environnement, réduisant son office à un filtre procédural — au détriment de la vigilance qu'impose la complexité du contentieux écologique.
3. Un déséquilibre latent entre les porteurs de projet et les défenseurs de l’environnement
Enfin, une lecture attentive montre un déséquilibre dans la manière dont les prétentions des parties sont traitées. Tandis que les arguments avancés par l’administration et les sociétés intervenantes sont repris et discutés avec précision, les griefs techniques formulés par les associations sont écartés sans discussion apparente.
La seule mention du contenu des mémoires de première instance, par simple renvoi, ne saurait suffire à répondre à l’exigence de motivation posée par l’article L. 9 du code de justice administrative. Cette dissymétrie dans l’examen des arguments traduit un affaiblissement des garanties procédurales, préjudiciable aux droits des requérants environnementaux.
Conclusion : vers une jurisprudence de l’impuissance écologique ?
La décision du 28 mai 2025 constitue un signal d’alarme pour tous ceux qui croyaient encore en la force normative du droit de l’environnement. En autorisant la reprise des travaux de l’A69, malgré l’annulation juridictionnelle des autorisations environnementales et en écartant, sans motivation approfondie, des moyens techniques étayés par les associations, la cour administrative d’appel de Toulouse semble entériner une nouvelle hiérarchie des normes : le politique avant le juridique, l’économique avant l’écologique, le provisoire avant le durable.
Par l’usage du sursis à exécution, le juge d’appel désactive les effets d’un jugement de fond sans véritablement le contredire. Il recourt à la notion, théoriquement rigoureuse, de motif impératif d’intérêt public majeur, pour justifier une dérogation à la protection des espèces, mais sans en exiger les démonstrations concrètes : ni analyse des solutions alternatives, ni vérification des mesures compensatoires, ni interrogation sur les manquements accumulés par le maître d’ouvrage. Le motif impératif devient alors une formule de style, un passe-partout contentieux, vidé de son exigence structurelle.
Plus grave encore, cette décision consacre une logique du fait accompli : plus un projet est avancé, plus son arrêt est jugé coûteux, donc moins il est stoppé — même s’il est illégal. Ce raisonnement circulaire, déjà à l’œuvre dans d’autres contentieux sensibles (Notre-Dame-des-Landes, Center Parcs de Roybon, retenue de Caussade), tend à faire du temps long judiciaire l’ennemi de la biodiversité, et de l’avancement d’un chantier un argument suffisant pour en tolérer les vices.
Derrière l’affaire A69, c’est la question suivante qui surgit avec acuité : le juge administratif est-il encore un rempart effectif contre la dégradation du vivant lorsque l’État se fait promoteur de l’atteinte ? Si le droit de l’environnement se réduit à un corpus mobilisable uniquement en l’absence de volonté politique contraire, il cesse d’être un droit pour devenir un décor, un vernis de procédure contournable à loisir.
La réponse à cette dérive ne pourra être uniquement judiciaire. Elle suppose :
- une réaffirmation de la portée contraignante de la Charte de l’environnement, notamment de ses articles 1er (droit de vivre dans un environnement équilibré), 3 (principe de précaution) et 6 (intégration de l’environnement dans les politiques publiques) ;
- un contrôle renforcé du Conseil constitutionnel sur les lois de validation qui tentent de consacrer rétroactivement le MIIPM, en contradiction avec les décisions de justice ;
- et une mobilisation doctrinale et citoyenne pour que le droit de l’environnement cesse d’être un « droit faible » dans l’ordre juridique, et devienne réellement opposable aux projets destructeurs.
La justice environnementale n’est pas une option. Elle est, ou elle n’est pas.
Me Laurent Gimalac, Docteur en droit de l’environnement,
Avocat spécialiste en droit de l’environnement.