Par Me Laurent Gimalac, Docteur en droit, Avocat spécialiste en droit de l'environnement.
L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Chambéry le 26 septembre 2024 (n° 22/00572) aborde une problématique classique en droit des servitudes et des lotissements : la possibilité pour un propriétaire d’exiger le passage de canalisations d’eaux usées sur le terrain de son voisin. Cet arrêt oppose la SCI Les Gypaetes, qui revendiquait une servitude d’écoulement des eaux usées sur la propriété voisine de la SCI Le Nain Jaune, et cette dernière, qui contestait cette prétention.
La décision pose plusieurs questions fondamentales :
- L’existence d’une servitude de droit dans les lotissements pour le passage des canalisations.
- Les conditions d’enclave permettant d’obtenir une servitude légale.
- Le pouvoir du voisin de refuser un passage de canalisation sur son terrain.
I. L’absence de servitude de droit pour le passage des canalisations dans un lotissement
A. La nécessité d’un fondement juridique clair
La SCI Les Gypaetes revendiquait le droit d’implanter une canalisation d’eaux usées sur le terrain de la SCI Le Nain Jaune, au motif qu’elle se trouvait dans un lotissement où les raccordements étaient nécessaires. Toutefois, la Cour d’appel rappelle que l’existence d’un lotissement ne crée pas automatiquement une servitude légale de passage des canalisations.
En effet, en l'absence de stipulation expresse dans le règlement du lotissement ou d’un titre conventionnel instituant une servitude, aucun texte ne prévoit une servitude automatique d’aqueduc au profit des lots nécessitant un raccordement.
B. L’examen des actes et du règlement du lotissement
La Cour relève que rien dans le règlement du lotissement ne prévoit l’existence d’une servitude de passage pour les canalisations, et que lors de la vente initiale, il n’a pas été mentionné que la SCI Le Nain Jaune était contrainte d’accepter une telle servitude.
Cet arrêt s’inscrit dans une jurisprudence constante selon laquelle les servitudes ne se présument pas et doivent être justifiées soit par un titre, soit par une nécessité légale, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.
II. L’absence d’état d’enclave et l’impossibilité de revendiquer une servitude légale
A. L’article 682 du Code civil et la condition d’enclave
L’article 682 du Code civil prévoit qu’un propriétaire peut obtenir une servitude de passage s’il est enclavé, c’est-à-dire s’il n’a aucune issue ou une issue insuffisante pour accéder à la voie publique.
La SCI Les Gypaetes soutenait qu’elle se trouvait enclavée et qu’elle devait pouvoir implanter sa canalisation sur le terrain voisin. Toutefois, la Cour d’appel rejette cet argument en précisant que :
- L’enclave s’apprécie pour l’accès à la propriété, non pour le passage de canalisations.
- Une autre solution technique existait : le raccordement pouvait se faire directement sur une conduite passant sur la propre parcelle de la SCI Les Gypaetes.
Dès lors, la Cour considère que la demande de servitude était motivée par une simple commodité et non par une réelle situation d’enclave, ce qui l’exclut du champ d’application de l’article 682 du Code civil.
B. L’inapplicabilité des servitudes d’aqueduc et des servitudes rurales
La Cour écarte également l’application des articles 689 du Code civil et 152-14 et 152-15 du Code rural et de la pêche maritime relatifs aux servitudes d’aqueduc et aux servitudes rurales :
- L’article 689 du Code civil suppose un ouvrage apparent et préexistant, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.
- Les articles 152-14 et 152-15 du Code rural concernent les exploitations agricoles et ne s’appliquent pas aux habitations situées dans un lotissement.
Ainsi, la demande de la SCI Les Gypaetes ne pouvait prospérer sous aucun de ces fondements.
III. Le droit du voisin de refuser le passage des canalisations
A. Le principe de l’article 544 du Code civil et le droit de propriété
L’article 544 du Code civil consacre le droit absolu de propriété, interdisant toute atteinte qui ne serait pas expressément prévue par la loi ou un titre.
Dans cet arrêt, la Cour rappelle que le propriétaire d’un terrain est libre de refuser toute atteinte à son bien, sauf si elle est légalement justifiée. Ainsi, la SCI Le Nain Jaune était en droit de s’opposer à la création d’une servitude qui n’était fondée ni sur un titre ni sur la nécessité d’un enclavement.
B. La nécessité d’une indemnisation en cas de servitude forcée
À titre subsidiaire, la SCI Les Gypaetes soutenait que, si la servitude était refusée, la SCI Le Nain Jaune devait être indemnisée pour les troubles de voisinage liés au déversement des eaux usées.
Toutefois, la Cour d’appel rejette cet argument en précisant que la situation était imputable aux négligences de la SCI Les Gypaetes, qui aurait dû réparer ses installations sans empiéter sur le fonds voisin. Par conséquent, aucune indemnité ne pouvait être demandée à la SCI Le Nain Jaune.
Conclusion
L’arrêt de la Cour d’appel de Chambéry du 26 septembre 2024 illustre la rigueur du droit des servitudes et du droit de propriété. Il confirme que :
- Un lotissement ne crée pas automatiquement une servitude de passage des canalisations, sauf stipulation expresse.
- L’état d’enclave ne s’apprécie que pour l’accès aux terrains, et non pour la commodité des raccordements.
- Un propriétaire peut refuser le passage de canalisations sur son terrain en l’absence d’une obligation légale ou conventionnelle.
Cet arrêt est donc un rappel utile aux propriétaires et praticiens du droit immobilier sur la nécessité de fonder toute servitude sur un texte clair ou un titre et de ne pas confondre enclave et simple contrainte technique.