Les limites du droit climatique : pourquoi la planification et l’acceptation d’un pacte écologique de la population sont indispensables.


Par Laurent GIMALAC, Docteur en droit, Lauréat et Avocat spécialiste en droit de l’environnement.


La lutte contre le changement climatique s’invite régulièrement dans l’agenda politique et législatif, avec une intensité proportionnelle à l’aggravation des indicateurs environnementaux. Pourtant, à mesure que l’urgence se précise, la force contraignante des dispositifs juridiques semble s’éroder. C’est ce paradoxe qu’a récemment dénoncé Arnaud Gossement, avocat et professeur associé à l’Université Paris I, dans une tribune publiée par Le Monde intitulée « Faut-il lutter ou faire semblant de lutter contre le changement climatique ? ». Il y critique vivement un projet de réforme législative en cours qui, sous couvert de relever l’ambition climatique de la France (passage d’un objectif de réduction des émissions de -40 % à -50 % d’ici 2030 par rapport à 1990), substitue à l’obligation de résultat actuelle une simple obligation de « tendre vers » la réduction visée. Derrière une apparence d’exigence renforcée, c’est en réalité une dilution de la contrainte juridique qui se profile.

Ce glissement normatif, loin d’être anodin, traduit une forme de renoncement implicite. Il ouvre la voie à un désengagement de l’État en cas de non-respect de ses engagements climatiques, en affaiblissant l’arsenal contentieux dont disposent les citoyens et les associations. Il marque aussi, de manière plus sourde, l’épuisement d’un modèle de transformation fondé quasi exclusivement sur le levier juridique, sans prise suffisante sur les blocages politiques, sociaux, économiques et culturels.

Plutôt que d’en rester à un réquisitoire contre le législateur – tentant mais insuffisant –, cet article entend interroger les causes profondes de cette dérive. Pourquoi la France, malgré une apparente volonté politique (création d’un Secrétariat général à la planification écologique, adoption de budgets carbone sectoriels, lois de programmation), peine-t-elle à faire vivre une planification écologique à la hauteur des enjeux ? Comment expliquer que les réformes annoncées se traduisent par des outils normatifs édulcorés, sans ancrage institutionnel fort ni traduction budgétaire sérieuse ? Et surtout : quelles seraient les conditions d’une véritable planification écologique opérante et démocratiquement légitime, capable de redonner sens et portée au droit climatique ?

Ce texte propose ainsi un détour critique par les impasses actuelles de la planification écologique française, pour mieux en cerner les conditions de réussite et reposer une question trop vite écartée : peut-on encore gouverner l’écologie, ou sommes-nous condamnés à la simuler ?

I. Une planification écologique affichée : les limites du dispositif français actuel

A. Une volonté affichée mais floue : le SGPE et les lois de programmation

Depuis 2022, la France s’est dotée d’un instrument dédié à la coordination de la transition écologique : le Secrétariat général à la planification écologique (SGPE), rattaché au Premier ministre. Ce dispositif, voulu à l’origine par le président de la République comme une réponse à l’absence de pilotage global des politiques climatiques, ambitionnait de devenir le cœur stratégique de la transition. Il devait notamment assurer la cohérence des politiques sectorielles avec les engagements climatiques de la France, en particulier ceux issus de la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) et de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE).

Dans les faits, le SGPE n’a pas su incarner le centre de gravité de l’action publique écologique. Plusieurs documents ont été produits – feuilles de route sectorielles, scénarios de décarbonation, identification de leviers d’action – mais leur caractère programmatique reste incertain. Ce qui devait être une architecture de planification s’apparente plutôt à une collection d’intentions réparties entre ministères, sans véritable mécanisme d’arbitrage, ni articulation entre objectifs, calendriers, et ressources disponibles.

La stratégie dite « France nation verte », dévoilée à l’automne 2023, illustre cette dérive. Présentée comme un plan global, elle s’apparente davantage à un catalogue de mesures sectorielles, sans vision structurante ni hiérarchie des priorités. Elle oscille entre ambition et flou, multipliant les cibles chiffrées sans clarification des moyens d’y parvenir. L’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de -50 % à l’horizon 2030 (par rapport à 1990) est certes maintenu, voire renforcé dans le discours. Mais ce renforcement s’opère paradoxalement dans un contexte de relâchement normatif, avec la volonté de transformer l’obligation de résultat en obligation de moyens, comme le souligne Arnaud Gossement dans sa tribune.

Cette inflation de promesses, sans adossement opérationnel robuste, crée un écart préoccupant entre les ambitions climatiques proclamées et les contraintes de terrain pour leur mise en œuvre. La planification, au lieu de structurer l’action publique, se réduit à un exercice de communication politique. Le danger est alors double : d’une part, celui d’une démobilisation des acteurs économiques et territoriaux, qui peinent à se repérer dans une action publique sans cap lisible ; d’autre part, celui d’un affaiblissement du droit, vidé de sa portée par l’incohérence des outils d’exécution.

B. Une architecture institutionnelle fragile et désarticulée

L’échec partiel de la planification écologique française ne tient pas uniquement à la faiblesse des instruments produits : il résulte aussi d’une architecture administrative instable, cloisonnée et hiérarchiquement désorganisée. Bien que le SGPE soit formellement rattaché au Premier ministre, il ne dispose ni d’un pouvoir d’arbitrage contraignant entre ministères, ni d’une capacité propre de contrôle budgétaire ou réglementaire. Il agit davantage comme coordonnateur que comme stratège. Cette posture intermédiaire rend son action dépendante de la volonté politique des autres ministères, dont certains, comme Bercy ou l’Agriculture, opposent une forme de résistance passive ou active à l’intégration des objectifs écologiques dans leur feuille de route.

Cette situation conduit à une fragmentation de la décision publique, où les politiques sectorielles (mobilité, logement, industrie, agriculture) continuent à être pilotées selon des logiques propres, parfois en contradiction avec les objectifs climatiques nationaux. Le ministère de la Transition écologique, déjà affaibli politiquement, se voit relégué au rang de ministère de tutelle symbolique, tandis que les décisions structurantes restent entre les mains d’autres pôles de pouvoir. L’État, faute d’une chaîne de commandement claire sur l’écologie, agit par silos, et parfois même par réflexes contradictoires.

Ce désordre institutionnel est aggravé par l’instabilité politique chronique. Le SGPE, à peine structuré, a déjà traversé plusieurs épisodes de turbulences : changement de chef de gouvernement, incertitudes sur la hiérarchie de ses missions, retards dans la publication des feuilles de route sectorielles. Ces perturbations fragilisent une structure censée incarner le temps long, la constance stratégique, la continuité de l’action publique. Or, comment planifier sur 10, 20 ou 30 ans lorsque le pilotage lui-même se redéfinit tous les six mois ?

Enfin, l’absence d’un calendrier législatif coordonné entre les lois budgétaires, fiscales, et programmatiques rend impossible la concrétisation d’un plan cohérent. La stratégie climatique n’est pas articulée avec une stratégie industrielle, sociale ou énergétique d’ensemble. À la rigueur juridique, succède une pratique administrative faite de compromis discrets, de renoncements implicites, et d’une dilution de responsabilité. On planifie, mais sans ligne politique forte, sans hiérarchie des arbitrages, et sans institution réellement en capacité de garantir la cohérence des décisions publiques.

C. Une déconnexion du tissu démocratique et des moyens concrets

La planification écologique française souffre enfin d’un défaut structurel majeur : elle reste massivement déconnectée de la société civile, des acteurs territoriaux et des moyens concrets mobilisables. Conçue comme un exercice technocratique piloté depuis les sommets de l’administration centrale, elle n’a, à ce jour, pas fait l’objet d’une réelle appropriation collective. Les feuilles de route sectorielles ont été élaborées dans une relative opacité, sans concertation approfondie avec les citoyens, les syndicats, les collectivités locales ou les petites et moyennes entreprises pourtant en première ligne de la transition.

Cette absence de participation réelle mine la légitimité des choix opérés. On impose des trajectoires sans débat, des normes sans pédagogie, des objectifs sans narration politique. Il en résulte une méfiance généralisée à l’égard des politiques écologiques, souvent perçues comme verticales, abstraites, voire punitives. Le précédent des gilets jaunes reste présent dans toutes les mémoires : sans équité perçue, sans justice sociale intégrée à la transition, toute mesure environnementale est susceptible d’être rejetée, fût-elle scientifiquement fondée.

De surcroît, les outils de planification sont rarement adossés à des dispositifs budgétaires à la hauteur des ambitions proclamées. À titre d’exemple, plusieurs lois de programmation ont été votées sans que les crédits soient effectivement déployés, ou avec des hypothèses de financement floues. L'effort de l’État reste en grande partie virtuel. Ce décalage entre les objectifs affichés et les ressources allouées crée un effet de dissonance : on projette des transformations profondes du système productif, énergétique et social, mais sans en assumer ni le coût, ni les conséquences, ni les modalités concrètes.

Enfin, les collectivités territoriales, pourtant essentielles dans la mise en œuvre opérationnelle de la transition, ne disposent ni de marges de manœuvre financières suffisantes, ni d’un cadre juridique clair et stable. Elles doivent appliquer des objectifs qu’elles n’ont pas définis, avec des moyens qu’on leur refuse, dans un contexte réglementaire souvent instable. Cette disjonction entre le centre planificateur et les exécutants locaux accentue l’inefficacité globale du système.

En somme, la planification écologique en France échoue à incarner un projet collectif. Elle parle en chiffres, en trajectoires, en scénarios, mais rarement en langage politique, social ou humain. Elle reste un instrument sans sujet, sans récit partagé, sans incarnation. Et comme toute planification qui ne s’ancre pas dans le réel, elle finit par produire un effet inverse à celui recherché : l’immobilisme sous couvert de programmation.

II. Le droit ne suffit pas : pourquoi la transition échoue sans pacte écologique

A. Le mythe d’une écologie par le droit : contentieux et illusion normative

Face à la lenteur, voire à l’inertie, des politiques publiques en matière de transition écologique, le droit est devenu l’ultime recours. On attend de lui qu’il impose ce que le politique ne tranche pas, qu’il incarne une exigence que le pouvoir refuse d’assumer. Les contentieux climatiques, en forte croissance depuis une décennie, sont devenus le lieu symbolique de cette attente. En France, deux décisions majeures ont marqué les esprits : le jugement du tribunal administratif de Paris dans l’Affaire du siècle (2021), reconnaissant la carence fautive de l’État pour inaction climatique, et l’arrêt du Conseil d’État dans l’affaire Grande-Synthe (2021), enjoignant l’État à prendre des mesures supplémentaires pour respecter ses engagements.

Ces décisions ont été saluées comme des victoires historiques. Et, à certains égards, elles le sont : elles consacrent le caractère contraignant des trajectoires climatiques et affirment la justiciabilité du climat. Mais elles révèlent aussi, en creux, une impasse politique. Car le juge ne peut ni définir une stratégie globale, ni garantir une exécution cohérente, ni hiérarchiser des politiques publiques concurrentes. Le contentieux climatique, s’il est symboliquement fort, est matériellement faible. Il n’a pas inversé les tendances lourdes. Il n’a pas permis de corriger l’absence de coordination stratégique, ni comblé les carences budgétaires, ni provoqué l’adhésion populaire à un changement de modèle.

Plus encore, l’illusion que le droit peut tout devient un substitut au courage politique. En se réfugiant derrière des objectifs juridiques abstraits, l’État peut afficher des engagements sans les rendre effectifs. C’est le sens du glissement actuel : remplacer une obligation de résultat par une obligation de moyens, c’est vider le droit de sa portée transformatrice tout en prétendant rester dans les clous de l’action publique. C’est revendiquer l’ambition, tout en organisant l’impuissance.

L’écologie par le droit, en l’absence de stratégie politique, devient une forme d’auto-rassurance institutionnelle. Elle donne l’impression que l’on agit, alors que les fondements matériels, sociaux et démocratiques de la transition restent inaltérés. En d’autres termes, le droit n’échoue pas parce qu’il est mal rédigé, mais parce qu’il est isolé, désincarné, privé d’ancrage dans un projet collectif.

B. Une société sans récit écologique partagé : entre court-termisme et résistances

Si le droit climatique peine à s’imposer dans la réalité, c’est aussi parce qu’il intervient dans un vide politique et culturel. La société française – et plus largement les démocraties contemporaines – ne s’est pas encore dotée d’un récit commun capable de donner sens à la transition écologique. Or, sans récit partagé, sans horizon de projection collectif, la contrainte juridique devient illisible, parfois même insupportable.

La société reste globalement traversée par une tension permanente entre l’adhésion de principe aux objectifs climatiques (largement consensuelle dans les sondages) et le rejet des mesures concrètes qu’ils impliquent dès lors qu’elles affectent le mode de vie, le pouvoir d’achat, la mobilité, ou l’emploi. Cette contradiction nourrit une forme d’hypocrisie structurante : on veut bien du climat, mais sans changement ; de la décarbonation, mais sans sobriété ; de la planification, mais sans renoncement.

Ce court-termisme structurel, largement entretenu par le rythme des cycles électoraux, l’injonction à la croissance, et la dépendance énergétique, rend difficile toute forme de projection à long terme. L’écologie reste perçue comme une variable d’ajustement secondaire, parfois punitive, rarement comme un cadre structurant de la vie collective. En l’absence d’un imaginaire écologique partagé, les transformations sont vécues non comme une émancipation, mais comme une privation.

Sur ce point, les travaux de Jean-Marc Jancovici sont éclairants. L’ingénieur et enseignant s’emploie depuis deux décennies à rappeler les ordres de grandeur physiques qui encadrent toute politique écologique : consommation énergétique, taux de renouvellement des infrastructures, dépendance aux énergies fossiles, limites de l’électrification. Pour lui, le cœur du problème est moins politique ou juridique que culturel et physique : nous refusons de voir les contraintes naturelles, car elles heurtent nos représentations du progrès, de l’innovation et de la prospérité.

Il cite par exemple ce paradoxe fondamental : atteindre -5 % d’émissions de CO₂ par an, comme le suppose l’objectif 2030, reviendrait à organiser une décroissance matérielle d’une intensité supérieure à celle d’un krach financier ou d’une guerre. Mais personne ne le dit. Ni le gouvernement, ni les médias, ni les partis politiques. Or, comment consentir à la contrainte si elle n’est ni expliquée, ni assumée, ni discutée collectivement ?

La transition écologique ne pourra pas réussir dans une société qui ignore la finitude, qui valorise la consommation illimitée, et qui n’a pas encore posé les termes d’un compromis collectif sur les efforts à consentir. Le droit, dans ce contexte, arrive trop tôt ou trop tard. Il choque les habitudes sans avoir préparé les esprits. Il suscite des résistances parce qu’il impose sans convaincre.

Il manque donc un récit – un projet de société – capable d’articuler écologie, justice, progrès, et démocratie. Ce récit ne peut pas être décrété d’en haut. Il doit émerger d’un véritable processus de délibération collective, à la fois lucide sur les contraintes et ambitieux sur les finalités.

C. L’inexistence d’un contrat écologique avec la population

Le malentendu écologique tient aussi à une absence plus fondamentale encore : la France ne s’est jamais dotée d’un véritable contrat écologique, c’est-à-dire d’un accord explicite entre l’État et la société sur les objectifs, les moyens, les contraintes et les efforts à répartir pour répondre à la crise climatique. À la différence d’un contrat social classique, qui fixe les règles du vivre-ensemble dans une société organisée autour du droit, un contrat écologique supposerait de reposer publiquement la question du sens collectif de la transition, et des renoncements qu’elle implique.

Aujourd’hui, la contrainte écologique surgit dans un contexte où elle n’a pas été discutée. Elle est subie, perçue comme un diktat venu d’en haut, imposé par des technocrates ou des cours supranationales, déconnectée du réel des citoyens. Ce décalage alimente un rejet croissant des normes environnementales, surtout lorsqu’elles apparaissent comme socialement injustes. La transition est vécue comme un luxe de riches ou une injonction d’élites urbaines. Les classes moyennes et populaires, souvent dépendantes de la voiture ou de modes de vie périphérisés, se sentent ciblées par des politiques qu’elles n’ont ni choisies, ni conçues.

Le précédent de la taxe carbone, à l’origine du mouvement des gilets jaunes, en est l’illustration la plus flagrante. Faute d’un cadre démocratique de discussion, la fiscalité écologique a été perçue comme une mesure punitive, sans contrepartie tangible, sans accompagnement, sans redistribution visible. Ce qui aurait pu être un levier structurant d’une transition juste est devenu un symbole d’arbitraire.

Plus récemment, la Convention citoyenne pour le climat (2019–2020) a semblé ouvrir une piste féconde : celle d’un débat public fondé sur la délibération informée, le temps long, l’écoute mutuelle. Mais la manière dont ses propositions ont été partiellement vidées de leur substance a laissé une impression de trahison démocratique. Ce moment aurait pu constituer le noyau d’un pacte écologique refondateur, en fondant l’adhésion populaire sur la participation réelle. Il n’en est rien sorti de structurant.

L’écologie ne s’impose pas durablement par la norme seule. Elle se construit dans un processus de légitimation démocratique, qui suppose transparence, justice, équité, participation. Or aujourd’hui, les contraintes climatiques sont imposées sans horizon partagé, les arbitrages sont faits sans débat explicite, et les efforts sont répartis sans réelle prise en compte des inégalités sociales, spatiales, générationnelles.

Il ne suffit pas de « planifier », encore faut-il que la société s’approprie cette planification, en comprenne les raisons, y adhère, et en tire des contreparties collectives. C’est ce que signifie, au fond, l’idée de contrat : une réciprocité, un engagement mutuel, une projection commune dans l’avenir. Ce contrat, aujourd’hui, manque cruellement.

III. Refonder la planification écologique : conditions d’une stratégie effective et légitime

A. Nommer, arbitrer, assumer : une planification qui tranche

Pour que la planification écologique devienne autre chose qu’un exercice formel ou communicationnel, il faut d’abord lui redonner son épaisseur politique. Planifier, ce n’est pas projeter des objectifs abstraits sur un horizon incertain. Ce n’est pas empiler des trajectoires sectorielles en espérant une convergence spontanée. C’est opérer des choix explicites, les assumer publiquement, et leur donner une force normative, budgétaire et institutionnelle.

La planification écologique ne peut pas rester un exercice d’optimisation sans renoncement. Il faut au contraire renouer avec une tradition de programmation qui tranche : désigner ce qui doit croître, ce qui doit décroître, ce qui doit être transformé. Cela implique une hiérarchisation des objectifs : la neutralité carbone d’ici 2050 ne peut pas être poursuivie dans un brouillard de bonnes intentions. Il faut déterminer les secteurs prioritaires à transformer (logement, transport, industrie lourde), fixer des calendriers réalistes mais fermes, identifier les technologies clés, et surtout, rendre visibles les arbitrages nécessaires.

Aujourd’hui, la planification échoue parce qu’elle se refuse à arbitrer. Elle affiche des objectifs consensuels mais refuse d’en expliciter les conséquences sociales et économiques. Or, planifier la transition, c’est aussi accepter de dire ce que l’on ne fera plus. Ce peut être : interdire l’installation de chaudières à gaz, réduire drastiquement l’artificialisation des sols, sortir du moteur thermique, organiser la sobriété énergétique. Autant de décisions lourdes qui ne peuvent être diluées dans des scénarios ou conditionnées à des innovations futures incertaines.

Assumer une planification écologique exige donc aussi un cadrage financier robuste. Il est vain de prétendre planifier sans inscrire les objectifs dans la loi de finances, sans conditionner les investissements publics et les soutiens sectoriels à la cohérence avec la stratégie bas-carbone. Chaque euro public engagé devrait être évalué à l’aune de sa compatibilité avec la trajectoire climatique. Une planification efficace suppose donc un mécanisme d’intégration automatique des objectifs climatiques dans la programmation budgétaire et fiscale.

Enfin, cette planification ne peut être crédible que si elle est portée par une volonté politique lisible, durable, et transversale. Elle ne saurait reposer sur un secrétariat général isolé ou sur la bonne volonté de quelques directions d’administration centrale. Elle doit être adossée à une direction politique forte, incarnée au plus haut niveau de l’État, et bénéficier d’un relais clair dans les collectivités territoriales, qui en sont les principales courroies de mise en œuvre.

En somme, planifier, c’est gouverner. Ce n’est pas empiler des fiches actions ou produire des indicateurs. C’est prendre des décisions clivantes, en assumer le coût, organiser la solidarité, et projeter une vision. À défaut, la planification restera ce qu’elle est trop souvent aujourd’hui : une esquive savante du pouvoir de décider.

B. Reconstruire un pilotage écologique fort et transversal

Pour qu’une planification écologique puisse produire des effets réels, encore faut-il qu’elle soit portée par une structure institutionnelle stable, puissante, et transversale, capable d'imposer la cohérence des politiques publiques avec les objectifs climatiques à long terme. Or, en France, le pilotage actuel est à la fois trop faible politiquement, trop dispersé administrativement, et trop dépendant de l’agenda gouvernemental à court terme.

Le Secrétariat général à la planification écologique (SGPE), dans sa forme actuelle, souffre d’un déficit d’autorité et de moyens. Rattaché au Premier ministre, il n’a ni pouvoir de contrainte sur les ministères, ni capacité autonome de sanction ou d’arbitrage. Il coordonne, suggère, propose, mais il ne tranche pas. Et, surtout, il ne dispose pas de leviers budgétaires pour conditionner l’action publique au respect des objectifs climatiques. Cette faiblesse empêche d’imposer une logique transversale à l’appareil d’État, qui continue à raisonner en silos : l’écologie n’est pas intégrée dans les choix du ministère de l’Économie, des Transports, de l’Agriculture, ou du Logement, sauf en marge et par exception.

Pour dépasser cette impasse, plusieurs pistes peuvent être envisagées :

1. Transformer le SGPE en véritable autorité écologique indépendante et transversale

À l’image de la Commission indépendante sur le changement climatique au Royaume-Uni (UK Climate Change Committee), ou du Planbureau voor de Leefomgeving aux Pays-Bas, il s’agirait de créer un organe doté :

  • d’un statut autonome, protégé des aléas politiques immédiats ;
  • d’une capacité d’expertise et de veille indépendante, avec des moyens humains à la hauteur des enjeux ;
  • et surtout, d’un pouvoir d’avis contraignant ou de veto sur les politiques contraires à la trajectoire climatique, à l’instar des règles de discipline budgétaire.

Une telle autorité pourrait, par exemple, émettre un avis préalable obligatoire sur tout projet de loi ou de règlement à fort impact environnemental, voire bloquer son adoption si l’incohérence avec les engagements climatiques est avérée. Elle aurait également vocation à assurer un suivi public, régulier, et transparent des trajectoires carbone sectorielles.

2. Créer un Parlement du long terme ou conseil climatique démocratique

Au-delà du pilotage administratif, il convient également de doter la planification d’un ancrage démocratique dans le temps long. Cela pourrait prendre la forme d’un Conseil national du climat ou d’un Parlement du futur, composé :

  • d’élus (députés, sénateurs, élus locaux),
  • de citoyens tirés au sort,
  • de représentants des corps intermédiaires (syndicats, ONG, entreprises),
  • d’experts scientifiques indépendants.

Ce conseil aurait pour mission d’évaluer les politiques publiques au regard de leur cohérence avec la stratégie climatique, de proposer des réformes, de fixer les priorités à 10, 20 ou 30 ans, et de participer à la révision des lois de programmation. Il incarnerait une forme de souveraineté écologique à long terme, que le calendrier électoral empêche aujourd’hui d’exercer sereinement.

3. Rendre les budgets carbone juridiquement opposables et intersectoriels

Aujourd’hui, les budgets carbone existent, mais ils ne sont ni contraignants, ni suffisamment désagrégés pour structurer l’action publique. Il faut les rendre opposables, en les intégrant dans les lois de finances et les programmations sectorielles. Chaque secteur (bâtiment, transports, agriculture, industrie) devrait se voir assigner un budget carbone annuel ou pluriannuel, dont le non-respect impliquerait une suspension de financements publics, des sanctions réglementaires ou des mesures correctrices automatiques.

Enfin, un suivi régulier et public des trajectoires carbone, assorti d’une alerte en cas de dépassement, doit devenir la norme. Ce suivi pourrait s’inspirer des mécanismes de gouvernance économique européens (semestre européen, mécanisme de correction budgétaire), adaptés aux enjeux environnementaux.

C. Nouer un pacte écologique démocratique 

La réussite d’une planification écologique ne repose pas seulement sur la solidité de ses institutions ou sur la clarté de ses objectifs. Elle dépend aussi, et peut-être surtout, de sa légitimation démocratique. À défaut d’un pacte écologique explicite, la planification reste une mécanique désincarnée, source de tensions, de blocages, voire de révoltes sociales. L’enjeu est donc de refonder un lien politique entre la transition écologique et le corps social, en assumant les contraintes, en répartissant les efforts, et en associant pleinement les citoyens aux choix structurants.

Ce pacte ne peut émerger qu’à la condition d’instaurer des espaces institutionnels stables de délibération collective. L’expérience de la Convention citoyenne pour le climat l’a montré : lorsqu’on prend le temps de former, d’écouter, de confronter les points de vue dans un cadre démocratique exigeant, des compromis robustes émergent, y compris sur des sujets perçus comme conflictuels (limitation du trafic aérien, régulation de la publicité, fiscalité verte). Mais cette initiative est restée isolée et surtout inaboutie : nombre de ses propositions ont été édulcorées ou abandonnées, accentuant la défiance.

D’aucunes estiment qu’il faudrait aller plus loin, et institutionnaliser un dispositif permanent de démocratie écologique. Cela pourrait prendre la forme :

  • d’une Convention citoyenne permanente sur la transition écologique, chargée de produire des avis sur les politiques publiques, de proposer des réformes, voire de co-écrire certaines lois ;
  • d’un référendum d’orientation écologique, organisé à échéances régulières, pour trancher les choix majeurs (énergie, fiscalité, mobilité, agriculture) ;
  • ou d’une intégration des citoyens et corps intermédiaires (syndicats, associations, entreprises, collectivités) dans les processus d’élaboration des lois de programmation.

Ces solution peuvent nourrir un certain scepticisme car les procédures référendaires nationales, s’avèrent souvent inadaptées à la complexité des enjeux environnementaux. L’idée d’interroger les citoyens par des votes binaires sur des sujets hautement techniques – énergie, fiscalité carbone, trajectoires de décarbonation – risque de simplifier à l’extrême des décisions qui exigent nuance, compréhension systémique, et débat continu. L’exemple suisse, souvent cité, repose sur une culture institutionnelle et un maillage territorial qui n’a pas d’équivalent en France. Le référendum, dans notre contexte, reste souvent un instrument politique détourné, plus qu’un outil d’appropriation collective.

C’est pourquoi il serait peut-être opportun de privilégier une démocratie écologique territorialisée, enracinée dans les dynamiques locales, et structurée autour de cellules de concertation permanentes. Ces cellules pourraient être instituées à l’échelle des communes, intercommunalités ou départements, sous forme de conseils citoyens écologiques. Composés de citoyens tirés au sort, de représentants associatifs, d’acteurs économiques locaux et d’élus, ils auraient pour mission :

  • d’informer la population locale sur les enjeux et trajectoires écologiques pertinentes pour le territoire ;
  • de débattre des choix structurants : mobilité, urbanisme, agriculture, énergie, rénovation ;
  • de co-formuler des propositions locales d’action, transmises au conseil municipal ou intercommunal ;
  • d’évaluer les politiques publiques locales au regard des objectifs climatiques nationaux et régionaux.

Ce pacte pourrait passer également par une politique volontariste d’éducation et de sensibilisation aux ordres de grandeur physiques et économiques. Les travaux de Jancovici, les scénarios de l’ADEME, les analyses du Shift Project, ou les prospectives du GIEC doivent devenir des repères partagés, discutés, appropriés. Sans culture commune des contraintes, il ne peut y avoir de consentement éclairé. Or la transition suppose d’inverser un imaginaire collectif façonné par des décennies de consommation, de croissance et de promesses d’abondance.

Enfin, le pacte devrait être socialement juste. On ne saurait faire reposer la transition sur les seuls ménages les plus modestes ou les classes moyennes périurbaines. Les efforts doivent être répartis en fonction des capacités contributives et des responsabilités passées. Toute planification écologique devra intégrer des mécanismes puissants de redistribution, de compensation, et d’accompagnement, qu’il s’agisse de fiscalité différenciée, d’investissements publics ciblés ou de services de proximité renforcés.

Ce n’est qu’à ce prix – celui de la clarté, de la participation et de la justice – que l’on pourra faire du projet écologique un projet de société. Autrement dit : transformer l’écologie d’une injonction subie en une ambition choisie. Là réside la condition ultime de l’efficacité du droit climatique : qu’il soit le reflet d’une volonté collective, et non le cache-misère d’un vide politique.


Me Laurent GIMALAC, Docteur en droit, Lauréat et Avocat spécialiste en droit de l’environnement.



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