Par Me Laurent GIMALAC, Docteur en droit et Avocat spécialiste en droit de l’environnement.
La théorie des troubles anormaux de voisinage, ancrée dans le droit civil français, permet aux riverains de demander réparation pour les nuisances excessives causées par des activités exercées dans leur voisinage. Cette théorie revêt une importance particulière dans le contexte des carrières, dont l’exploitation génère souvent des troubles significatifs. À travers l'arrêt de la Cour de cassation, deuxième chambre civile, du 5 octobre 2006 (n° 05-17.602), qui concerne une carrière à ciel ouvert et une usine d’enrobage, nous examinerons les conditions dans lesquelles les tiers, tels que les riverains, peuvent intenter un recours en responsabilité, en particulier lorsque les délais pour attaquer un arrêté d'autorisation administrative sont dépassés.
1. La recevabilité des recours des tiers
Une des questions primordiales soulevées par cet arrêt est la possibilité pour les tiers, en particulier les associations de riverains, d'intenter une action contre les exploitants de carrières malgré l'existence d'autorisations administratives. En l'espèce, les riverains et l'Association d'information et de défense des riverains de la carrière de Luche-Thouarsais ont intenté une action pour obtenir réparation des nuisances causées par l'exploitation de la carrière.
La Cour de cassation a jugé que l'association pouvait agir en justice pour défendre les intérêts collectifs de ses membres, dans la mesure où cette action entrait dans son objet social, et qu'elle ne doublait pas simplement les actions individuelles de ses membres. Conformément à l'article 31 du nouveau Code de procédure civile, une association est en effet recevable à agir dès lors qu'elle justifie d'un intérêt collectif à défendre, distinct des intérêts purement individuels de ses membres.
Les conditions de recevabilité des associations sont donc les suivantes :
- Défendre un intérêt collectif dans le cadre de leur objet social.
- Agir pour obtenir des mesures correctives collectives et non simplement répliquer les actions individuelles de ses membres.
2. Les conditions d’une action pour troubles anormaux de voisinage
La théorie des troubles de voisinage permet aux tiers de demander réparation pour les nuisances causées, même si l’activité est autorisée par une décision administrative. Cet aspect est capital, car il permet de dissocier la régularité administrative de l’activité industrielle de ses effets concrets sur le voisinage.
Conformité administrative et troubles de voisinage : Dans l’arrêt du 5 octobre 2006, la Cour de cassation confirme que la détention d’une autorisation administrative n’écarte pas la possibilité pour les riverains de réclamer réparation au titre des troubles anormaux de voisinage. Cette autorisation n’immunise pas l'exploitant contre les actions civiles qui pourraient être intentées par les tiers affectés par des nuisances. Ainsi, les riverains peuvent obtenir réparation pour les dommages causés par des nuisances telles que des bruits, des poussières, des vibrations, ou des odeurs.
Cependant, l’action pour trouble anormal de voisinage doit respecter certaines conditions. La Cour de cassation exige que les plaignants démontrent qu’ils occupaient les lieux avant le début de l’exploitation de la carrière ou avant l’apparition des nuisances.
Critère d’antériorité : Pour être recevables, les plaignants doivent prouver qu’ils résidaient sur les lieux avant l’entrée en vigueur de l’autorisation administrative ou avant que les nuisances ne se manifestent. Dans l’affaire Carrière de Luche, certains plaignants n’ont pas pu justifier de leur résidence avant le 5 mai 1989, date de l'autorisation d’exploitation de la carrière, ou avant le 7 juillet 1992 pour l’usine d’enrobage, ce qui a conduit au rejet de leurs demandes.
3. Les recours des tiers face au dépassement des délais d'attaque de l'arrêté d'autorisation
Une question clé est de savoir si la théorie des troubles anormaux de voisinage peut permettre aux riverains de contourner les délais pour attaquer un arrêté d'autorisation administrative. En droit administratif, les décisions, telles que les arrêtés d’autorisation d’exploitation, doivent être contestées dans un délai précis (généralement deux mois). Une fois ce délai dépassé, les recours contre l’autorisation elle-même deviennent irrecevables.
Cependant, la théorie des troubles de voisinage offre une alternative aux riverains qui n’ont pas contesté l’autorisation dans les délais impartis. En effet, elle repose sur des principes de responsabilité civile et non administrative. Ainsi, les riverains peuvent intenter une action en responsabilité pour les nuisances anormales sans attaquer directement l’autorisation administrative. Cette action peut être intentée tant que les nuisances existent, sans limitation dans le temps.
Exemple dans l’arrêt Carrière de Luche : Bien que les riverains n’aient pas contesté l’autorisation d’exploitation de la carrière dans les délais légaux, ils ont pu réclamer réparation pour les nuisances. La Cour a précisé que le fait pour l’exploitant de disposer d’une autorisation n’exclut pas la responsabilité civile en cas de troubles anormaux de voisinage.
Ainsi, la théorie des troubles de voisinage permet de contourner les délais de recours contre une autorisation administrative, dans la mesure où elle ne vise pas à contester l’autorisation elle-même, mais à obtenir réparation pour les nuisances causées par l’activité autorisée. Toutefois, elle ne permet pas d’annuler l’autorisation, mais seulement d’en corriger les effets négatifs sur les riverains.
4. Les résultats possibles pour les riverains
Les recours fondés sur les troubles de voisinage peuvent aboutir à différents résultats :
- Indemnisation financière : Les riverains peuvent obtenir des dommages-intérêts en réparation des nuisances subies, à condition de prouver leur existence et leur caractère anormal.
- Injonction de mise en conformité : Les plaignants peuvent également obtenir une injonction pour que des mesures techniques soient prises afin de limiter les nuisances, comme cela a été demandé dans l’affaire Carrière de Luche.
Toutefois, l’action en troubles de voisinage ne permet pas de remettre en cause l’autorisation administrative elle-même, qui reste valide.
Conclusion
La théorie des troubles anormaux de voisinage constitue une voie alternative pour les riverains affectés par l’exploitation de carrières, leur permettant de réclamer réparation des nuisances même si les délais pour contester l’autorisation administrative sont dépassés. En dissociant la légalité de l’activité des troubles qu’elle engendre, cette théorie renforce la protection des riverains contre les effets néfastes des activités industrielles. Toutefois, elle ne permet pas de remettre en cause l’autorisation elle-même, mais seulement d’en corriger les excès nuisibles au voisinage.
Me Laurent Gimalac, Docteur en droit de l’environnement,
Avocat spécialiste en droit de l’environnement.