Exonération de dérogation faune-flore au nom de la transition énergétique : une réforme de simplification ou une régression du droit de l’environnement ?


Par Laurent GIMALAC, Docteur en droit, Lauréat et Avocat spécialiste en droit de l’environnement.


Par un arrêt rendu le 10 juin 2025, la cour administrative d’appel de Bordeaux a, pour la première fois, appliqué le nouvel article L. 411-2-1 du code de l’environnement, créé par la loi Ddadue du 30 avril 2025. Ce texte institue, pour certains projets d’énergie renouvelable, une présomption de « raison impérative d’intérêt public majeur » (RIIPM), condition clé de l’octroi d’une dérogation à la protection des espèces protégées.

Mais l’innovation majeure réside dans le fait que, sous certaines conditions, cette réforme exonère purement et simplement de l’obligation de déposer une demande de dérogation faune-flore. L’arrêt précité valide cette lecture et marque ainsi une inflexion nette par rapport à la jurisprudence antérieure, beaucoup plus rigoureuse.

C’est cette rupture qu’il convient d’analyser : quels sont les objectifs (avoués ou non) de cette réforme ? Comment les juges s’en saisissent-ils ? Et surtout, quelles incertitudes demeurent quant à son application concrète ?

I. Une réforme d’accélération énergétique à visée dissimulée : simplifier ou neutraliser ?

1.1. Objectif affiché : simplification des procédures au service de la transition énergétique

La loi Ddadue s’inscrit dans une tendance législative initiée par les lois Climat et Résilience (2021) et Accélération des énergies renouvelables (2023). Le nouvel article L. 411-2-1 CE prévoit que certains projets d’énergie renouvelable – notamment photovoltaïques ou thermiques – sont réputés répondre à une RIIPM sans qu’il soit nécessaire d’en justifier au cas par cas, sous réserve qu’ils :

  • atteignent un seuil de puissance défini par décret (≥ 2,5 MWc en métropole, ≥ 1 MWc en outre-mer – C. énergie, art. R. 211-1, R. 211-4 et R. 211-7) ;
  • ne dépassent pas les objectifs territoriaux de puissance installée fixés par la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE).

La réforme vise donc à accélérer le déploiement des projets, en simplifiant les procédures administratives souvent longues et contestées.

1.2. Finalité sous-jacente : neutraliser le contentieux environnemental en limitant le rôle du juge

Au-delà de la simplification, cette réforme révèle un objectif moins assumé : réduire la portée du contentieux environnemental, en supprimant l’une des principales armes juridiques mobilisées contre les projets d’aménagement – la demande de dérogation espèces protégées.

Cette stratégie de neutralisation indirecte du contentieux se traduit par une déjudiciarisation anticipée de certaines contestations, dans un contexte où les juges s’étaient montrés particulièrement exigeants.

II. Une rupture jurisprudentielle nette : avant/après la loi Ddadue

2.1. Avant la loi : un contrôle contentieux rigoureux et protecteur

Sous l’empire de l’ancien article L. 411-2 (dans sa version antérieure au 30 avril 2025), les juridictions administraient un contrôle strict des trois conditions de la dérogation espèces protégées. Plusieurs décisions antérieures illustrent cette sévérité :

  • TA Montpellier, 26 mars 2024, n° 2303820 : rejet d’un projet de centrale photovoltaïque sur une ancienne carrière renaturée, en raison de la présence d’habitats d’espèces protégées et de l’existence de sites alternatifs ;
  • TA Montpellier, 4 avril 2023, n° 2104555 : refus de RIIPM en l’absence d’une contribution significative aux objectifs régionaux (0,25 % à 2030) et de recherche d’alternatives ;
  • CAA Marseille, 31 mai 2024, n° 23MA00806 : sanction de l’absence d’étude sérieuse d’implantation alternative ;
  • TA Orléans, 13 février 2025, n° 2402086 : exigence d’un examen comparatif convaincant entre sites possibles.

Ces décisions reposaient sur un examen complet de la proportionnalité de l’atteinte aux espèces, et sur une appréciation fine du contexte écologique local.

2.2. Après la loi : une présomption légale validée par la CAA de Bordeaux

Avec l’entrée en vigueur de la loi Ddadue, la donne change radicalement. L’arrêt de la CAA de Bordeaux du 10 juin 2025 consacre pour la première fois l’application directe de la présomption de RIIPM à un projet d’installation photovoltaïque.

La cour valide :

  • l’exonération de demande de dérogation espèces protégées ;
  • la conformité du projet aux seuils techniques (≥ 2,5 MWc, respect de la PPE) ;
  • la mise en œuvre de mesures d’évitement et de réduction assorties d’un dispositif de suivi permettant d’écarter un risque suffisamment caractérisé.

Le juge admet ainsi qu’il n’y a pas lieu d’exiger la démonstration des trois conditions classiques du L. 411-2 CE, dès lors que le risque pour les espèces est jugé marginal et encadré.

Ce revirement jurisprudentiel est important : il marque une forme d’autolimitation du contrôle juridictionnel, au profit d’un encadrement plus administratif que contentieux.

III. Un encadrement réglementaire incertain : effets d’aubaine et risques de contentieux différés

3.1. Des critères techniques objectifs mais dépourvus de portée écologique

Le décret d’application se borne à fixer des seuils de puissance (MWc) et à faire référence à la PPE. Il ne comporte ni cartographie, ni grille écologique d’exclusion, ni exigence minimale de qualité des études naturalistes.

Autrement dit, la sensibilité écologique du site ne constitue pas un facteur d’éligibilité ou d’exclusion à la présomption. Ce silence ouvre la voie à des effets d’aubaine réglementaires, dès lors que les porteurs de projets peuvent se prévaloir du seuil, même dans des contextes fragiles.

3.2. Vers une relance contentieuse sur d’autres fondements ?

Ce déplacement du centre de gravité juridique – du régime de dérogation vers celui de la démonstration ERC – conduit à une probable reconfiguration du contentieux :

  • recours non plus sur l’absence de RIIPM, mais sur la faiblesse des mesures ERC ;
  • invocations du principe de précaution (art. 5 Charte de l’environnement) en cas de doute sur la réalité des impacts ;
  • contrôle juridictionnel sur l’effectivité du dispositif de suivi environnemental, et sur son actualisation en phase d’exploitation.

Ce changement stratégique pourrait donner lieu à un contentieux différé, survenant en phase d’exécution ou lors de modifications d’exploitation.

conclusion

La réforme portée par l’article L. 411-2-1 CE, telle qu’interprétée par la CAA de Bordeaux en juin 2025, bouleverse l’architecture traditionnelle de la protection juridique des espèces en contexte d’aménagement énergétique. La présomption légale de RIIPM, en exonérant de demande de dérogation, constitue une inflexion manifeste du rôle du juge et du droit de l’environnement.

Si la simplification procédurale est réelle, elle repose sur un socle réglementaire fragile, qui fait l’impasse sur la complexité écologique des territoires. Le droit de l’environnement n’est plus un filtre, mais une condition accessoire à évaluer a posteriori.

Dans ce nouvel équilibre, c’est désormais sur le terrain de la qualité des études ERCde la réalité des alternatives, et de la rigueur du suivi environnemental que se jouera l’avenir du contentieux écologique.



© Cabinet de Me Gimalac Avocat - Paris, Lyon, Cannes, Grasse - IDF et French Riviera  - 2024