Le droit pour le pétitionnaire ou le propriétaire d’un terrain de demander réparation en cas de recours abusif contre un permis de construire.


Par Laurent GIMALAC, Docteur en droit, Lauréat et Avocat spécialiste en droit de l’environnement.


Le contentieux des permis de construire est une matière délicate, souvent caractérisée par une opposition entre le développement immobilier et les intérêts des tiers, notamment les voisins du projet. Le droit de contester un permis de construire est une expression du droit fondamental au recours juridictionnel effectif, protégé tant par la Constitution française que par des instruments internationaux tels que la Déclaration universelle des droits de l'homme. Toutefois, lorsque ce droit est exercé de manière abusive, le pétitionnaire ou le propriétaire du terrain peut demander réparation pour les préjudices subis.

I. La possibilité pour le pétitionnaire ou le propriétaire de demander réparation : un droit reconnu

Traditionnellement, le droit de demander réparation pour un recours abusif a été reconnu par le juge civil. En effet, le recours abusif est fondé sur l'article 1240 du Code civil (anciennement article 1382), qui dispose que tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. Dans ce cadre, le bénéficiaire d’un permis de construire attaqué abusivement par un tiers pouvait, devant le juge civil, obtenir des dommages-intérêts si l’abus était démontré.

II. L’évolution de la jurisprudence civile : vers une reconnaissance plus large de l’abus de recours mais pas sans limites….

La jurisprudence civile a évolué pour admettre que la faute susceptible d’entraîner une condamnation à des dommages-intérêts ne nécessite pas nécessairement la démonstration d’un dol ou d’une intention de nuire. Désormais, une simple légèreté blâmable dans l’exercice d’un recours peut suffire à engager la responsabilité du requérant. La Cour de cassation a ainsi jugé qu’un recours contentieux peut être considéré comme abusif si, par exemple, il n’est pas motivé par des considérations relatives aux règles d’urbanisme, mais par des motifs purement commerciaux ou malveillants (Cass. 3e civ., 5 juin 2012, n° 11-17.919).

Cependant, il est important de tempérer cette possibilité d’indemnisation. Plusieurs décisions judiciaires ont précisé que certaines circonstances ne sauraient fonder une action en dommages-intérêts pour abus du droit d’ester en justice. Ainsi, l’absence de demande de sursis à exécution ne peut, à elle seule, justifier une telle action (TGI Lorient, 15 juill. 1998, RJE 2001, n° 1, p. 63). De même, une action engagée devant le juge judiciaire, fondée uniquement sur le caractère prétendument abusif des moyens développés au soutien d’un recours non encore jugé, ne saurait être recevable (TGI Dax, 9 mai 1996, SA Galerne, RJE 2001, p. 64). Enfin, le seul fait que le requérant n’ait pas obtenu gain de cause devant le tribunal administratif ne suffit pas à caractériser l’abus (Cass. 3e civ., 28 oct. 2003, n° 02-12.837, Lamyline).

Il est donc nécessaire de caractériser une faute faisant dégénérer en abus le droit d'agir en justice. La jurisprudence de la Cour de cassation a précisé que cette faute pouvait prendre diverses formes, telles que l'intention nocive, la malveillance, la mauvaise foi, l'erreur grossière assimilable à un dol, ou encore l'action téméraire ou engagée avec une légèreté blâmable (Cass. 3e civ., 17 déc. 2002, n° 01-13.819, Lamyline ; Cass. 3e civ., 30 avr. 2002, n° 00-22.365, Lamyline). Par exemple, un acharnement procédural, caractérisé par la volonté d'alimenter artificiellement un contentieux stérile, peut constituer un abus de droit (Cass. 2e civ., 7 oct. 2004, n° 02-14.399, Bull. civ. III, n° 439).

Dans une autre affaire, il a été jugé que, même si une association n’a pas obtenu gain de cause, elle n’a pas pour autant abusé de son droit d’ester en justice tant que son argumentation ne peut être qualifiée de téméraire ou de mauvaise foi (Cass. 3e civ., 28 oct. 2003, n° 02-12.837, Lamyline). La liberté d'agir en justice inclut en effet le droit d'avoir tort, sans craindre des sanctions pour avoir voulu soumettre ses prétentions à une juridiction. L'analyse de la témérité d'une plainte ne peut se fonder uniquement sur son résultat, mais doit prendre en compte le contexte, la connaissance que le requérant avait des faits, et la légitimité de sa perception au moment de l'action.

Enfin, un jugement controversé du Tribunal de grande instance de Blois (TGI Blois, 5 mars 2019, n° 18/00603) a condamné un requérant pour recours abusif en se fondant sur une prétendue « irrecevabilité soutenable » et une « fragilité procédurale sérieuse », bien que le tribunal administratif ne se soit pas encore prononcé sur la recevabilité et la légalité du permis contesté. Cette décision illustre la prudence nécessaire dans l'évaluation des recours abusifs, rappelant que l'intérêt pour agir ne doit pas être évalué en fonction des moyens de fond, mais bien en fonction de la situation du requérant.

En somme, l'indemnisation pour recours abusif reste une possibilité encadrée par des critères stricts. Les tribunaux exigent une faute caractérisée qui dépasse la simple défaite ou la légèreté procédurale, se concentrant sur l'existence d'une intention malveillante ou d'une manipulation procédurale manifeste.

III. L'introduction de la possibilité pour le juge administratif d’accorder des dommages-intérêts

L’une des évolutions notables du droit en matière de contentieux des permis de construire est l’introduction de l’article L. 600-7 du Code de l’urbanisme, qui permet désormais au juge administratif d’accorder des dommages-intérêts au bénéficiaire d’une autorisation d’urbanisme abusivement attaquée. Cette disposition, qui marque une rupture avec la tradition selon laquelle seul le juge civil pouvait accorder de telles réparations, vise à renforcer l’efficacité des recours tout en dissuadant les actions dilatoires.

En vertu de cet article, le juge administratif peut donc condamner le requérant à des dommages-intérêts si le recours introduit est manifestement abusif, c’est-à-dire s’il est démontré que le recours a été exercé dans une intention malveillante, sans fondement sérieux, ou dans le but de retarder le projet pour obtenir un avantage personnel.

IV. Vers une compétence exclusive du juge administratif ?

L'évolution récente de la jurisprudence et des textes législatifs semble indiquer une tendance vers une compétence exclusive du juge administratif en matière de recours abusifs contre des permis de construire. Cette question est au cœur des débats juridiques actuels, et l'arrêt rendu par la Cour d'appel de Versailles le 25 octobre 2022 (n° 21/03384) apporte un éclairage pertinent sur cette évolution.

1. L'article L. 600-7 du Code de l'urbanisme : une nouvelle compétence pour le juge administratif

L'article L. 600-7 du Code de l'urbanisme, modifié par la loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 (loi ELAN), permet désormais au juge administratif d'accorder des dommages-intérêts au bénéficiaire d'un permis de construire attaqué abusivement. Cette disposition vise à renforcer la lutte contre les recours abusifs en facilitant la sanction de tels comportements directement devant le juge administratif, qui a compétence pour examiner la légalité du permis contesté.

Avant cette modification, le bénéficiaire d’un permis attaqué pouvait choisir de saisir le juge civil, sur le fondement de l'article 1240 du Code civil, ou le juge administratif, selon les conditions de l'ancienne version de l'article L. 600-7. La coexistence de ces deux recours permettait au demandeur d’opter pour la juridiction la mieux adaptée à son cas. Cependant, la modification de l'article L. 600-7 a simplifié et aligné les conditions de l’action indemnitaire sur celles de la responsabilité civile, posant ainsi la question de la nécessité de maintenir la compétence du juge civil dans ces affaires.

2. L'arrêt de la Cour d'appel de Versailles du 25 octobre 2022 : vers l'exclusivité de la compétence du juge administratif

Dans l'arrêt précité, la Cour d'appel de Versailles a clairement affirmé que la volonté du législateur, en modifiant l'article L. 600-7 du Code de l'urbanisme, était de confier exclusivement au juge administratif la compétence pour juger des recours abusifs en matière de permis de construire. La cour a souligné que l'évolution législative visait à faciliter la sanction des recours abusifs en permettant au juge qui a connu du litige principal de sanctionner ces abus, évitant ainsi les contradictions entre les jugements des juridictions civiles et administratives.

La Cour d'appel a également rejeté l'idée selon laquelle le texte législatif permettrait encore un recours devant le juge civil. En effet, elle a rappelé que la modification de l'article L. 600-7 a supprimé la distinction entre les conditions d'engagement de la responsabilité devant le juge administratif et celles posées par l'article 1240 du Code civil, établissant ainsi une uniformité qui justifie la compétence exclusive du juge administratif.

3. Une compétence exclusive circonscrite aux bénéficiaires du permis de construire ?

Cependant, il est crucial de circonscrire cette compétence exclusive du juge administratif aux bénéficiaires directs du permis de construire. L'arrêt de la Cour d'appel de Versailles concerne spécifiquement un bénéficiaire de permis qui avait initié une action en dommages-intérêts pour recours abusif. Le juge administratif est désormais le seul compétent pour statuer sur ce type de demande, dès lors qu'elle émane du bénéficiaire du permis.

La question demeure toutefois ouverte quant à la possibilité pour d'autres parties, telles que le propriétaire du terrain qui n'est pas directement bénéficiaire du permis, d'engager une action devant le juge civil. Bien que l'arrêt de la Cour d'appel de Versailles semble orienter vers une compétence exclusive du juge administratif, cette compétence pourrait, en théorie, être contestée ou différenciée en fonction de la qualité des parties impliquées dans le litige. Le propriétaire d'un terrain, qui a concédé un permis de construire à un promoteur, pourrait chercher à maintenir une action devant le juge civil, arguant que son préjudice ne relève pas exclusivement des règles d'urbanisme, mais d'une atteinte plus générale à ses droits patrimoniaux.

4. Les implications de cette évolution

L'évolution vers une compétence exclusive du juge administratif pour statuer sur les recours abusifs en matière d'urbanisme marque un tournant important dans le contentieux des permis de construire. En centralisant ces litiges devant le juge administratif, le législateur vise à renforcer l'efficacité et la cohérence des décisions judiciaires, tout en simplifiant le processus pour les parties concernées.

Cependant, cette évolution soulève des questions importantes concernant les droits des autres parties impliquées, notamment les propriétaires de terrains. Il conviendra de suivre de près les futures décisions des juridictions pour voir comment cette compétence exclusive du juge administratif sera appliquée et interprétée, et si elle sera éventuellement étendue ou circonscrite.


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