Devoir de vigilance des entreprises, un contentieux naissant mais prometteur : enjeux et perspectives

Par Me Laurent Gimalac, Docteur en droit privé et Avocat spécialiste.



Depuis l’entrée en vigueur de la loi sur le devoir de vigilance (loi n° 2017-399 du 27 mars 2017), la France s'est positionnée comme un pionnier en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE). Cette loi impose aux grandes entreprises d’élaborer et de mettre en œuvre des plans de vigilance pour identifier et prévenir les risques graves liés aux droits humains, à l’environnement, et aux libertés fondamentales dans leur chaîne de valeur.

Alors que la mise en œuvre de cette obligation a d'abord semblé purement administrative, les premières actions contentieuses émergent aujourd'hui, et plusieurs décisions clés du Tribunal judiciaire de Paris font déjà l'objet d'un examen en appel. Ces affaires constituent un véritable laboratoire juridique, révélant des enjeux complexes qui transcendent le simple cadre juridique et impactent des domaines économiques, sociaux et environnementaux.

1. Un contentieux naissant aux multiples enjeux

a) La nature systémique des litiges

Les contentieux liés au devoir de vigilance se caractérisent par leur dimension systémique : ils touchent non seulement une entreprise ou un litige particulier, mais également l’ensemble des chaînes de valeur mondiales. Une entreprise donneuse d’ordre, par exemple, peut être tenue responsable d’atteintes aux droits humains commises par un sous-traitant à l’étranger.

Le caractère systémique découle de plusieurs éléments :

  • L’ampleur géographique : les chaînes de production et d’approvisionnement s’étendent sur plusieurs continents.
  • La diversité des acteurs impliqués : filiales, sous-traitants, fournisseurs, et même États étrangers peuvent être concernés.
  • Les répercussions sociales et environnementales : les litiges concernent souvent des violations graves (travail forcé, déforestation, pollution, etc.), ce qui attire l’attention des ONG, des médias et du grand public.

b) Les enjeux économiques

Les entreprises visées par ces actions appartiennent souvent à des secteurs stratégiques (textile, énergie, agroalimentaire, numérique). Ces litiges peuvent entraîner des conséquences économiques lourdes :

  • Coût de mise en conformité : les entreprises doivent allouer des ressources importantes pour élaborer, mettre en œuvre et surveiller leur plan de vigilance.
  • Sanctions financières : en cas de manquement, elles s’exposent à des amendes, des indemnisations pour les victimes et des pertes de contrats.
  • Atteinte à la réputation : les procès très médiatisés, comme l’affaire Total Ouganda, affectent la crédibilité des entreprises et leur attractivité auprès des investisseurs.

c) Les enjeux sociétaux

Ces contentieux révèlent les tensions entre les objectifs économiques des entreprises et les attentes de la société civile. Ils offrent une opportunité d’améliorer :

  • La protection des droits fondamentaux (dignité des travailleurs, égalité, protection des écosystèmes).
  • La responsabilité des acteurs privés face aux défis de la mondialisation.
  • L’évolution des normes juridiques, notamment en matière de responsabilité des entreprises transnationales.

2. Les premiers jugements : des affaires emblématiques

a) L’affaire Total Ouganda

  • Faits : L’ONG Les Amis de la Terre a assigné Total pour insuffisances présumées dans son plan de vigilance concernant un projet pétrolier en Ouganda, ayant entraîné des déplacements de populations et des risques environnementaux.
  • Décision du Tribunal judiciaire de Paris (2023) : Le tribunal a jugé que les éléments fournis par Total ne permettaient pas d’évaluer pleinement la mise en œuvre et l’efficacité de son plan de vigilance. L’affaire est en cours d’appel.

Cette décision est notable pour plusieurs raisons :

  1. Elle met en lumière l’importance des preuves dans ce type de contentieux.
  2. Elle illustre la tension entre la compétence territoriale des juridictions françaises et l’application extraterritoriale des obligations de vigilance.

b) Sud PTT c/ La Poste

  • Faits : Un syndicat a assigné La Poste en invoquant un manquement à ses obligations de vigilance vis-à-vis de ses sous-traitants.
  • Enjeu principal : L'interprétation des clauses insérées dans les contrats entre La Poste et ses sous-traitants, notamment en matière d’audit et de suivi.

Cette affaire pose la question cruciale de la limite des intrusions contractuelles permises par le devoir de vigilance. Le litige pourrait établir des précédents concernant l’équilibre entre l’obligation de vigilance et la liberté contractuelle.

3. Une dimension contentieuse en pleine expansion

a) Des bases juridiques multiples

Le devoir de vigilance s’inscrit à la croisée de plusieurs branches du droit :

  • Droit des contrats : Les entreprises insèrent des clauses de compliance dans leurs contrats avec les sous-traitants (audits, ruptures automatiques, etc.). Ces clauses peuvent donner lieu à des litiges pour abus ou déséquilibre contractuel.
  • Droit de la responsabilité civile : Les entreprises peuvent être tenues responsables pour faute ou négligence dans l’exécution de leur plan de vigilance.
  • Droit international privé : Les contentieux impliquent souvent des parties étrangères, soulevant des questions de compétence et de droit applicable.

b) Risque de prolifération des litiges

Bien que le contentieux soit encore limité en nombre, les experts anticipent une augmentation rapide des actions :

  • La transposition de la directive européenne sur le devoir de vigilance (2024) devrait étendre ces obligations à davantage d’entreprises.
  • Les ONG et syndicats jouent un rôle clé en initiant des actions judiciaires pour contester la conformité des plans de vigilance.
  • La montée en puissance des actions collectives (class actions) permettra aux victimes de s’unir pour porter des litiges transnationaux.

4. Perspectives : vers une stabilisation jurisprudentielle

a) Définir une politique jurisprudentielle

Pour éviter des interprétations divergentes, les juridictions devront établir des lignes directrices claires, notamment sur :

  • La définition des diligences raisonnables exigées des entreprises.
  • Les critères de proportionnalité dans l’élaboration et la mise en œuvre des plans.
  • Le rôle des juges dans la surveillance des clauses contractuelles.

b) Renforcement du dialogue judiciaire

Le caractère systémique de ces litiges nécessite une coopération accrue entre juridictions françaises et internationales. Les juges devront également dialoguer avec les autorités administratives chargées de la supervision (comme la future Autorité administrative indépendante prévue par la directive européenne).

c) Impact pour les entreprises et leurs conseils juridiques

Les avocats devront jouer un rôle clé dans :

  • La prévention des litiges par la rédaction de plans et de clauses conformes.
  • La gestion stratégique des contentieux, notamment en matière de preuve.
  • L’accompagnement des entreprises dans leur mise en conformité avec les évolutions législatives.

Conclusion

Le contentieux du devoir de vigilance représente une évolution majeure pour le droit et les pratiques des entreprises. Ses enjeux dépassent le simple cadre juridique pour englober des considérations économiques, environnementales et sociétales. Bien qu’il en soit encore à ses débuts, ce contentieux a un potentiel transformateur considérable. Les avocats devront se positionner comme des acteurs stratégiques dans cet environnement en mutation, à la fois pour limiter les risques pour leurs clients et pour participer à la définition des nouveaux standards juridiques.


Me Laurent Gimalac, Docteur en droit, ancien chargé de cours à l’Université,

Avocat spécialiste.


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