L'adage bien connu selon lequel "ouvrage public mal implanté ne se déplace pas" appartient désormais au passé. Autrefois, les faits primaient sur le droit, rendant quasiment impossible le déplacement d'un ouvrage public mal implanté. Aujourd'hui, cette règle est inversée : une présomption impose le déplacement d'un ouvrage public dès lors qu'il a été réalisé sur la base d'une décision illégale (annulée, par exemple, par un tribunal administratif ou constituant une voie de fait ou une emprise irrégulière sur une parcelle privée). Ce changement entraîne des conséquences pratiques et juridiques importantes, qu'il convient d'analyser en détail.
I. La présomption de remise en état des ouvrages publics mal implantés
A. Un principe théorique en faveur des propriétaires privés
La nouvelle règle semble favoriser les propriétaires privés en établissant une présomption de remise en état des parcelles occupées par des ouvrages publics mal implantés. Cette présomption pourrait, en théorie, conduire à la démolition ou au déplacement de nombreux ouvrages publics, rétablissant ainsi les droits des propriétaires lésés.
B. La complexité de la mise en œuvre pratique
En pratique, toutefois, la mise en œuvre de cette présomption est loin d'être simple. Le premier obstacle réside dans la détermination du juge compétent pour ordonner la remise en état. La distinction entre voie de fait et emprise irrégulière, par exemple, peut orienter le litige soit vers le juge judiciaire, soit vers le juge administratif. La compétence du juge administratif est généralement retenue, mais la procédure reste complexe.
II. Le rôle du juge dans la décision de déplacement de l'ouvrage public
A. La marge de manœuvre du juge administratif
Même lorsqu'une emprise irrégulière est reconnue, le juge administratif n'est pas tenu de procéder au déplacement de l'ouvrage public. Il dispose d'une certaine latitude pour apprécier l'opportunité de cette mesure, en s'appuyant notamment sur une analyse coût-avantage similaire à celle pratiquée en matière d'expropriation. Cette analyse permet de vérifier que la décision de remise en état n'entraînera pas des conséquences manifestement excessives pour le budget public, tout en protégeant les intérêts des propriétaires privés.
B. Les exemples jurisprudentiels de refus de déplacement
La jurisprudence illustre cette marge de manœuvre laissée au juge. Par exemple, les tribunaux administratifs ont refusé d'ordonner la démolition ou le déplacement d'ouvrages tels que :
- Un cheminement piétonnier présentant un intérêt pour le public d'une station balnéaire, malgré un impact limité sur le milieu naturel du rivage (CAA Bordeaux, 7 juin 2012, n° 11BX02413).
- Un poteau électrique n'occasionnant que des inconvénients esthétiques pour le propriétaire du terrain (CAA Lyon, 14 oct. 2021, n° 20LY00737 ; CAA Versailles, 12 nov. 2020, n° 17VE03741).
- Une section de conduites d'eau potable dans une petite commune, en raison de l'importance de son coût de déplacement (CAA Marseille, 1er déc. 2020, n° 19MA03122).
Ces exemples montrent que la protection des ouvrages publics peut l'emporter sur les intérêts privés, en fonction des circonstances de chaque affaire.
C. La protection des ouvrages immobiliers d'intérêt général
Il convient également de souligner que cette protection spéciale des ouvrages publics ne vaut que pour les ouvrages immobiliers créés pour le compte de la personne publique ou d'établissements investis d'une mission d'intérêt général. Par exemple, une décharge gérée par une personne publique est considérée comme un ouvrage public (CE, 5 mai 1976, n° 96822). Cependant, un simple conteneur d'ordures ménagères pourrait ne pas bénéficier de la même protection (CE, 7 juin 1999, n° 181605 ; CAA Versailles, 27 juin 2019, n° 17VE00466). Cette distinction justifie parfois le refus du juge de procéder au déplacement de l'ouvrage, même en présence d'une emprise irrégulière.
III. Les cas où le déplacement de l'ouvrage public est ordonné
A. Des décisions favorables aux propriétaires lésés
À l'inverse, certaines décisions jurisprudentielles ont admis le bien-fondé de demandes de déplacement d'ouvrages publics. Par exemple :
- Le déplacement d'une canalisation empêchant un propriétaire de réaliser des travaux sur sa parcelle (CAA Nantes, 29 sept. 2009, n° 08NT03168).
- Le déplacement de transformateurs électriques occasionnant des troubles de jouissance (CAA Nancy, 16 mars 2021, n° 20NC00531 ; CAA Douai, 2 mars 2021, n° 19DA01861).
- La démolition d'un parking de faible ampleur dont le coût de démolition était limité (CAA Marseille, 3 nov. 2020, n° 20MA01852).
Ces décisions reposent souvent sur la démonstration de l'existence de solutions alternatives pour l'administration et de leur faible coût, ce qui a convaincu les juges de la nécessité de déplacer l'ouvrage.
B. Une analyse au cas par cas
Il ressort de ces décisions que chaque situation est analysée au cas par cas, en fonction des intérêts en présence. Aucune solution de principe ne peut être dégagée, et la démonstration de l'existence d'une solution alternative peu coûteuse reste essentielle pour obtenir le déplacement de l'ouvrage.
IV. La possibilité de demander une compensation financière
A. L'indemnisation d'occupation : une alternative au déplacement
Lorsque le déplacement d'un ouvrage public n'est pas ordonné, la possibilité de demander une compensation financière sous la forme d'une indemnisation d'occupation demeure. Le juge judiciaire est compétent pour examiner cette demande dès lors qu'elle ne porte pas atteinte à l'intégrité et au fonctionnement de l'ouvrage public (Cass. 1re civ., 9 juin 2017, n° 16-17.592).
Conclusion
La question de la remise en état des ouvrages publics mal implantés est complexe et dépend de nombreux facteurs, dont la nature de l'ouvrage, les coûts associés au déplacement, et les alternatives disponibles. La jurisprudence démontre qu'il n'existe pas de règle absolue, et que chaque cas est traité individuellement. Dans certaines situations, une compensation financière peut être obtenue à défaut de déplacement, offrant ainsi une certaine protection aux propriétaires privés lésés par l'emprise irrégulière d'un ouvrage public.
Me Laurent GIMALAC, Avocat spécialiste, Docteur en droit,
Ancien chargé de cours à l’UNSA.