Par Me Laurent Gimalac, Docteur en droit et Avocat spécialiste en droit de l'environnement.
Le concept de « lien direct » entre l’inaction climatique d’un État et les droits protégés par la Convention européenne des droits de l’homme, tels que le droit à la vie ou le droit au respect de la vie privée et familiale, repose sur l’idée que les atteintes à l’environnement peuvent avoir des conséquences immédiates et tangibles sur ces droits fondamentaux. Afin de mieux comprendre cette exigence, examinons des exemples concrets illustrant comment certaines situations environnementales peuvent impacter directement ces droits.
1. Le droit à la vie (article 2 de la CEDH)
Le droit à la vie est l’un des droits les plus fondamentaux protégés par la Convention. Pour qu’une atteinte à ce droit soit reconnue dans un contexte climatique, il est nécessaire de démontrer que l’inaction de l’État face aux risques environnementaux met la vie des citoyens en danger de manière concrète et immédiate.
Exemples concrets :
- Les inondations et submersions marines : Si un État ne prend pas les mesures nécessaires pour protéger ses citoyens contre les risques accrus de submersion marine dus à la montée du niveau de la mer, des tempêtes ou des inondations, cela peut menacer directement la vie de certaines populations, notamment celles vivant dans des zones côtières ou proches de fleuves. Des catastrophes naturelles comme les tempêtes meurtrières ou les raz-de-marée, de plus en plus fréquents en raison du réchauffement climatique, peuvent ainsi constituer une menace directe pour la vie humaine.
Par exemple, dans une zone côtière soumise à des inondations fréquentes, le refus de l’État de renforcer les digues ou d’améliorer les systèmes de prévention pourrait être considéré comme une mise en danger de la vie des citoyens. Ces derniers pourraient alors invoquer une violation de l’article 2 de la Convention pour contraindre l’État à agir.
Les vagues de chaleur : Avec le changement climatique, les vagues de chaleur sont de plus en plus fréquentes et intenses, causant de nombreux décès chaque année, en particulier parmi les populations vulnérables (personnes âgées, enfants, malades). Si un État ne met pas en place de mesures de protection suffisantes (plan canicule, infrastructures adaptées, systèmes d’alerte), il pourrait être considéré comme manquant à son obligation positive de protéger la vie de ses citoyens, en particulier dans les zones urbaines où la chaleur est exacerbée par l’absence de végétation ou de systèmes de rafraîchissement.
2. Le droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile (article 8 de la CEDH)
L’article 8 protège, entre autres, le droit à une vie privée et familiale normale, ainsi que le droit de jouir paisiblement de son domicile. Les atteintes à l’environnement peuvent causer des nuisances graves et persistantes qui altèrent ces droits.
Exemples concrets :
- Pollution industrielle : Si une usine pollue les eaux ou l’air autour d’une zone résidentielle, et que l’État n’intervient pas pour réguler ou limiter cette pollution, les résidents peuvent voir leur droit au respect de leur vie privée et familiale affecté. La pollution peut altérer leur santé, rendre leur domicile inhabitable ou leur imposer des nuisances importantes. Un cas emblématique est l’affaire Lopez Ostra c. Espagne, dans laquelle la CEDH a jugé que l’État espagnol avait manqué à son obligation de protéger la vie privée d’une famille en ne prenant pas suffisamment de mesures contre une usine de traitement des déchets qui causait une pollution importante.
- Dégradations causées par des événements climatiques : Si des citoyens voient leur domicile détruit ou gravement endommagé par des phénomènes météorologiques extrêmes (inondations, tempêtes) amplifiés par le réchauffement climatique, et que l’État n’a pas mis en place de mécanismes de prévention ou de protection adéquats (par exemple, des infrastructures adaptées, des systèmes d'alerte), ils pourraient invoquer une atteinte à leur droit au respect de leur domicile. Le fait de ne plus pouvoir jouir de sa propriété ou de son logement en raison de risques climatiques pourrait constituer une violation de l’article 8.
- Changements dans les conditions de vie : Les sécheresses persistantes, les incendies de forêt ou encore la dégradation des sols peuvent altérer profondément le cadre de vie des habitants d’une région. Si un citoyen ne peut plus profiter de son domicile en raison des conséquences de ces phénomènes (perte de terres agricoles, risques d’incendie récurrents, difficultés d’accès à l’eau potable), il pourrait considérer que son droit au respect de la vie privée et familiale a été bafoué par l’absence de mesures de protection de la part de l’État.
3. Le droit à un environnement sain à travers la jurisprudence
Même si la Convention européenne des droits de l’homme ne reconnaît pas explicitement le droit à un environnement sain comme un droit fondamental, la jurisprudence de la CEDH montre que des atteintes environnementales peuvent être prises en compte sous l’angle de la protection des droits individuels. Ainsi, en interprétant les articles 2 et 8, la Cour a progressivement élargi la protection des citoyens face aux risques environnementaux.
Exemples jurisprudentiels :
- Sciavilla c. Italie (CEDH, 2000) : Cette affaire portait sur des conditions environnementales dégradées ayant des effets sur la santé des résidents. La CEDH a conclu à une violation de l’article 8 en raison de la mauvaise gestion des déchets par les autorités italiennes, compromettant la qualité de vie des habitants d’une région.
- Guerra et autres c. Italie (CEDH, 1998) : Dans cette affaire, la Cour a jugé que l'absence d'information sur les risques environnementaux causés par une usine chimique en Italie constituait une violation de l’article 8, car elle empêchait les citoyens de se protéger contre des dangers pour leur santé.
Conclusion
Les atteintes environnementales, bien qu’indirectes, peuvent avoir des conséquences graves et immédiates sur les droits fondamentaux protégés par la Convention européenne des droits de l’homme. Pour qu’un recours soit accepté par la Cour, il est essentiel de prouver un lien direct entre l’inaction climatique de l’État et la mise en danger concrète des droits à la vie ou à la vie privée et familiale. Les citoyens ou les maires doivent s’appuyer sur des éléments factuels solides (études d’impact, expertises environnementales) démontrant que les dégradations environnementales ont un effet tangible et immédiat sur leur santé, leur sécurité ou leur cadre de vie.
Ainsi, bien que le droit à l’environnement ne soit pas explicitement reconnu comme un droit fondamental dans la Convention, l’évolution jurisprudentielle montre que des atteintes environnementales peuvent être sanctionnées si elles affectent directement les droits protégés. Cela ouvre la voie à une protection accrue contre les conséquences du changement climatique, à condition de respecter les critères stricts définis par la Cour européenne des droits de l’homme.
Me Laurent Gimalac, Docteur en droit privé,
Avocat spécialiste en droit de l’environnement.