Le paradoxe des AMP : une protection sans interdit ?


Par Laurent GIMALAC, Docteur en droit, Lauréat et Avocat spécialiste en droit de l’environnement.



Les annonces du gouvernement français sur l’interdiction partielle du chalutage de fond dans certaines aires marines protégées, saluées comme un « premier pas » par certaines ONG, ont été accueillies avec scepticisme par d'autres acteurs de la défense des océans. L'opacité dans la présentation des « nouvelles protections » a été dénoncée avec force par l’ONG Bloom. Selon sa fondatrice Claire Nouvian, le gouvernement s’attribue aujourd’hui le mérite de mesures déjà en vigueur, parfois depuis près d’une décennie. Ainsi, plusieurs des zones labellisées comme « aires marines protégées » dans le golfe de Gascogne ou au large de la Bretagne étaient déjà interdites au chalutage de fond par un règlement européen de 2017, obtenu au terme de sept années de combat associatif. Loin d’être une extension du périmètre protégé, l’annonce gouvernementale ne ferait que requalifier à des fins de communication des interdictions existantes, sans effet juridique nouveau. Alors même que le Royaume-Uni vient d’annoncer l’interdiction du chalutage de fond dans plus de la moitié de ses aires marines protégées, la France limite sa réforme à 4 % de ses eaux métropolitaines. Cette prudence, voire cette frilosité, interroge : que vaut une « aire protégée » où les pratiques les plus destructrices restent autorisées ? Ce décalage  soulève une question plus fondamentale : dans quelle mesure les « aires marines protégées » bénéficient-elles, en droit, d’une véritable protection ? Et comment expliquer que des pratiques aussi destructrices que le chalutage de fond puissent encore s’y déployer en toute légalité ?

I. Une qualification juridique trompeuse : des « aires protégées » peu ou pas protégées

1. Un cadre international pourtant exigeant

Depuis l’Accord de Kunming-Montréal adopté lors de la COP 15 sur la biodiversité en décembre 2022, les États se sont engagés à protéger 30 % des océans d’ici à 2030, dont 10 % sous protection stricte. Selon les standards de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), une aire marine protégée (AMP) implique une restriction substantielle des activités extractives, en particulier de la pêche industrielle.

2. Une application française minimaliste

La France revendique aujourd’hui 33 % de surface maritime protégée. Mais la réalité juridique de cette protection est toute autre : selon les travaux du CNRS, moins de 2 % de ces zones sont effectivement soumises à des restrictions suffisantes pour prétendre à une conservation effective. Le gouvernement a notamment introduit une notion discutable de « protection forte », qui n’interdit pas les activités extractives, et ne repose sur aucune base légale européenne ou internationale précise. Tandis que certains États, comme le Royaume-Uni, alignent leur action réglementaire sur les critères de l’UICN en interdisant totalement le chalutage de fond dans la majorité de leurs AMP, la France, de son côté, préfère des approches différenciées, parfois qualifiées de « protection forte », mais qui autorisent des pratiques extractives intensives, en contradiction avec les standards internationaux.

3. Un droit permissif : le chalutage de fond, un non-sens écologique… autorisé

Alors même qu’il est scientifiquement établi que le chalutage de fond détruit la faune benthique, libère du carbone piégé dans les sédiments et ravage les habitats marins, cette pratique reste juridiquement autorisée dans de nombreuses AMP françaises. L’association Bloom recense plus de 40 000 km² de fonds marins protégés touchés par des chaluts en 2025, ce qui constitue un paradoxe juridique manifeste. La stratégie de redésignation réglementaire va de pair avec une pratique ancienne de contournement du droit européen. Claire Nouvian rappelle que l’interdiction du chalutage au-dessus des herbiers de posidonie est en vigueur dans l’Union depuis 2006. Pourtant, la France a continué à délivrer des dérogations jusqu’en mai 2025, en violation manifeste du droit de l’Union. Ce comportement fragilise considérablement la crédibilité de la France dans les négociations internationales sur l’océan, y compris lorsqu’elle co-organise des conférences comme l’UNOC à Nice.

II. Le droit français des aires marines protégées : une protection au cas par cas, finalement peu contraignante


1. Le mythe des aires marines protégées

L’accord de Kunming-Montréal adopté en 2022 engage les États à protéger 30 % des océans d’ici 2030, dont 10 % sous « protection stricte ». L’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) précise que cette protection suppose l’interdiction des activités extractives comme la pêche industrielle. En France, le gouvernement affiche 33 % d’aires marines protégées (AMP), mais selon les scientifiques, moins de 2 % sont réellement protégées. La majorité tolère encore des pratiques destructrices, au premier rang desquelles figure le chalutage de fond.

Or, ce constat dépasse nos frontières : selon une étude internationale relayée lors de la conférence des Nations Unies sur l’océan (UNOC3) à Nice, 95 % des AMP dans le monde seraient inopérantes, en particulier à cause du maintien du chalutage de fond. Ce décalage entre l’annonce d’une protection et sa réalité juridique est au cœur d’un malentendu global, qui mine la crédibilité du droit de la mer.

2. En France, une pluralité de statuts à géométrie variable

Le droit français ne prévoit pas un statut juridique uniforme pour les AMP. On distingue notamment :

  • les parcs naturels marins (créés par décret, art. L. 334-3 C. env.),
  • les réserves naturelles (L. 332-1 C. env.),
  • les zones Natura 2000 (droit européen, directive 92/43/CEE),
  • les arrêtés de protection de biotope.

Or, dans la majorité de ces dispositifs, l’activité de pêche n’est pas interdite par principe, mais soumise à encadrement par arrêté préfectoral ou charte de gestion. Cette approche par « gradation » des usages conduit à une ineffectivité partielle de la protection.

Le gouvernement français, fidèle à une approche centralisée, conserve la main sur la désignation des AMP, alors même que certains chercheurs recommandent de transférer cette compétence aux collectivités locales, plus à même d’assurer une gestion adaptative et enracinée. Le modèle proposé par Enric Sala – celui de petites AMP territoriales inférieures à 10 km² – constitue une piste innovante, combinant efficacité écologique et développement local.

2. Une stratégie gouvernementale qui demeure ambiguë

La ministre de la Transition écologique annonce une interdiction ciblée, limitée aux « zones les plus sensibles ». Cette méthode sélective traduit une approche pragmatique mais juridiquement floue, où les critères de sensibilité biologique ne sont ni normés ni transparents, laissant la place à l’arbitraire.

Le recours systématique à la concertation locale et à l’adaptation « au cas par cas » semble révéler davantage un souci de compromis politique qu’une exigence juridique. Le Royaume-Uni, confronté aux mêmes enjeux économiques pour ses pêcheurs, a néanmoins fait le choix d’une régulation normative ferme, assortie d’un accompagnement à la transition : c’est donc un choix de gouvernance plus qu’un impératif technique.


III. La nécessité d’une interprétation du cadre juridique plus contraignante et cohérente

1. L’incompatibilité du chalutage de fond avec le régime des AMP

L’article L. 334-1 du code de l’environnement dispose que les AMP doivent contribuer à « la protection du patrimoine naturel marin ». Or, si une activité porte atteinte de manière avérée à la biodiversité, son maintien dans une AMP viole l’objet même du classement, et pourrait faire l’objet de contentieux pour excès de pouvoir ou carence fautive de l’État.

2. L’appel à une réforme structurelle du droit marin ?

Des scientifiques comme Joachim Claudet appellent à une refonte du système de protection fondée sur une notion claire de protection stricte, avec interdiction de toute exploitation halieutique ou minière dans les zones concernées. Une telle évolution nécessiterait :

  • un décret cadre précisant les niveaux de protection,
  • une harmonisation avec les critères de l’UICN,
  • un contrôle juridictionnel effectif de la conformité des usages aux objectifs de conservation.

3. La crédibilité et la portée des engagements internationaux

L’Accord Kunming-Montréal, bien que non directement contraignant, engage politiquement la France, notamment dans le cadre de ses rapports périodiques au secrétariat de la Convention sur la diversité biologique. À défaut de respect, la crédibilité internationale de la politique française de protection des océans est compromise. Alors même qu’elle co-organise la conférence des Nations Unies sur les océans (UNOC3) à Nice, la France paraît en décalage avec les positions les plus volontaristes de ses partenaires, en particulier le Royaume-Uni, qui s’efforce d’incarner ses engagements dans le droit. La dissonance entre le rôle de hôte diplomatique et la tiédeur normative interroge la sincérité de l’engagement français dans la mise en œuvre de l’accord Kunming-Montréal.

En conclusion : et si la solution venait du local ? Les petites AMP comme levier de transformation

Alors que la France conserve une gouvernance très centralisée de la protection marine, des chercheurs réunis à l’UNOC3 proposent une alternative structurante : la création de milliers de petites aires marines protégées (moins de 10 km²), directement gérées à l’échelle locale (communes, départements). Selon l’océanographe Enric Sala, il faudrait créer environ 188 000 petites AMP d’ici à 2030, soit 85 par jour, pour espérer atteindre les objectifs mondiaux.

Ce modèle n’est pas qu’un vœu pieux : il existe déjà. L’archipel des îles Mèdes en Catalogne, protégé sur seulement 1 km², génère 10 millions d’euros annuels de retombées touristiques, pour un investissement de 2 millions. Cet exemple démontre que protéger la biodiversité peut être économiquement rentable, à condition que la protection soit réelle et intelligemment ancrée dans les territoires.

Comme le souligne Joachim Claudet, directeur de recherche au CNRS, ces petites AMP sont particulièrement efficaces pour régénérer les stocks d’alevins, là où la haute mer, pourtant très médiatisée, ne représente que 4 % des prises mondiales.

La question n’est plus de savoir combien de kilomètres carrés sont classés en AMP, mais ce qu’on y interdit réellement. Tant que le droit n’intégrera pas des interdictions claires – au premier chef le chalutage de fond –, la protection des océans restera une fiction utile à la communication, mais inopérante pour la biodiversité.

Bibliographie des sources :

  1. Le Figaro, Delphine ChayetVers une interdiction du chalutage de fond dans certaines zones marines, publié le 8 juin 2025  
    https://www.lefigaro.fr/sciences/vers-une-interdiction-du-chalutage-de-fond-dans-certaines-zones-marines-20250608
  2. Le Figaro avec AFPLondres veut interdire le chalutage de fond dans la moitié de ses aires marines protégées, publié le 9 juin 2025. 
    https://www.lefigaro.fr/international/londres-veut-interdire-le-chalutage-de-fond-dans-la-moitie-de-ses-aires-marines-protegees-20250609
  3. Le Figaro, Marc CherkiPour enrayer les effets de la surpêche, une solution pourrait être la création de milliers de petites aires marines protégées, publié le 10 juin 2025
    https://www.lefigaro.fr/sciences/pour-enrayer-les-effets-de-la-surpeche-une-solution-pourrait-etre-la-creation-de-milliers-de-petites-aires-marines-protegees-20250610
  4. Enric Sala, et al.Small marine protected areas can deliver global biodiversity targets, à paraître dans Marine Policy (prépublication consultée)
    https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0308597X25001885
  5. Nature, éditorial cité dans Le Figaro (réf. Claudet et al.), juin 2025
    https://www.nature.com/articles/d41586-025-01731-7



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