L’aggravation de la servitude naturelle d’écoulement des eaux : approche méthodologique et analyse jurisprudentielle

Par Laurent GIMALAC, Avocat spécialiste et docteur en droit.

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La servitude naturelle d’écoulement des eaux, régie par l’article 640 du Code civil, vise à encadrer les obligations réciproques des propriétaires de fonds contigus en matière d’écoulement des eaux pluviales. Si le propriétaire du fonds inférieur ne peut empêcher cet écoulement, celui du fonds supérieur ne peut en modifier le régime de manière à aggraver la charge pesant sur le fonds servant. Toutefois, la frontière entre un écoulement naturel et une aggravation résultant d’une intervention humaine demeure parfois floue, d’où l’importance de dégager une méthode d’analyse fondée sur la jurisprudence.

Nous proposons ici une approche permettant d’identifier les critères d’aggravation de la servitude d’écoulement des eaux à partir de la jurisprudence, en distinguant trois catégories de modifications susceptibles d’être qualifiées d’aggravation : l’augmentation du volume d’eau ruisselant sur le fonds inférieur, la modification de la direction de l’écoulement naturel et l’altération des capacités d’absorption du sol.

I. Critères d’identification de l’aggravation de la servitude d’écoulement des eaux

L’aggravation de la servitude d’écoulement est caractérisée par toute action du propriétaire du fonds supérieur modifiant le régime naturel des eaux au détriment du fonds inférieur. La jurisprudence permet d’identifier trois grandes catégories d’aggravations.

A. Augmentation du volume d’eau ruisselant sur le fonds inférieur

L’aggravation peut résulter d’une augmentation du débit des eaux s’écoulant vers le fonds inférieur, par la suppression d’obstacles naturels ou la concentration des flux.

Un exemple significatif est apporté par l’arrêt de la Cour de cassation du 15 février 2011 (Civ. 3e, 15 févr. 2011, n° 10-10.924). Dans cette affaire, le propriétaire du fonds supérieur avait démoli une murette retenant l’eau, libérant ainsi un écoulement autrefois contenu. Ce faisant, il a aggravé la charge supportée par le fonds inférieur. Cette décision met en lumière une règle essentielle : si une construction ancienne atténue naturellement la servitude, sa suppression volontaire par le propriétaire du fonds supérieur peut être assimilée à une aggravation, sauf si cette construction avait elle-même modifié l’écoulement initial de manière artificielle.

De manière plus large, l’augmentation du ruissellement peut être la conséquence d’une urbanisation excessiveL’arrêt Dijon, 13 septembre 2005 (Juris-Data n° 2005-28-2095) illustre bien ce phénomène : le coefficient de ruissellement avait augmenté en raison du développement de lotissements en amont, causant un afflux d’eaux sur le fonds inférieur. La responsabilité des aménageurs a été reconnue, soulignant la nécessité d’une prise en compte globale de l’aménagement du territoire.

B. Modification de la direction de l’écoulement naturel

L’aggravation de la servitude peut également résulter d’une modification du tracé des eaux, qu’elle soit intentionnelle ou non.

L’arrêt Cass. 3e civ., 17 juin 2014, n° 13-14.840 a condamné un propriétaire ayant détourné un regard de collecte, redirigeant ainsi les eaux vers le fonds inférieur. Cet arrêt illustre l’un des principes fondamentaux du régime des servitudes naturelles : l’interdiction pour le fonds dominant de modifier la direction d’écoulement des eaux au détriment du fonds servant.

Dans une autre affaire (Nancy, 22 mars 2001, Juris-Data n° 2001-15-2261), la cour d’appel a retenu l’aggravation de la servitude après que le propriétaire du fonds supérieur avait comblé un fossé naturel facilitant l’évacuation des eaux. En supprimant cet exutoire, il a contraint les eaux pluviales à s’accumuler sur le fonds inférieur, créant ainsi une nuisance supplémentaire. Cet arrêt est intéressant en ce qu’il confirme qu’une aggravation peut résulter d’un acte de suppression autant que d’un acte d’ajout.

Un cas similaire a été tranché par la cour d’appel de Montpellier le 19 janvier 1993 (Juris-Data n° 1993-03-4690), où un remblai a été réalisé sans précaution, obstruant des voies d’écoulement naturelles et aggravant la charge hydrique pesant sur le fonds inférieur. Il en résulte que toute modification topographique influant sur l’écoulement naturel peut être source de contentieux.

C. Altération des capacités d’absorption du sol

Enfin, l’aggravation peut provenir d’une intervention affectant la capacité du sol du fonds supérieur à absorber les eaux pluviales, entraînant un ruissellement plus important.

Ainsi, l’arrêt Nancy, 25 février 2014 (RG n° 12/02546) a considéré que des travaux imperméabilisant le sol (dallage, construction d’un parking) pouvaient constituer une aggravation en réduisant la capacité du sol à absorber l’eau de pluie, forçant ainsi les eaux à ruisseler vers le fonds inférieur.

Un autre exemple éloquent est l’arrêt Grenoble, 13 janvier 2004 (Juris-Data n° 2004-25-3658), où la transformation d’une parcelle agricole a modifié la nature du sol. Le passage d’une culture de vigne, qui retenait les eaux, à une culture de maïs impliquant un compactage du sol a favorisé le ruissellement, causant des inondations sur le fonds inférieur. Cette décision rappelle que même une modification du mode d’exploitation agricole peut être considérée comme une aggravation.

II. Méthodologie d’analyse de l’aggravation de la servitude

À la lumière des décisions jurisprudentielles évoquées, il est possible de dégager une méthode d’analyse permettant d’identifier une aggravation de la servitude d’écoulement des eaux.

A. Identification de l’état initial de l’écoulement

L’analyse doit commencer par une étude de l’écoulement naturel des eaux avant toute intervention humaine. Il convient d’établir :

  • Les points d’entrée et de sortie des eaux sur le fonds inférieur.
  • La capacité du sol à absorber les eaux.
  • L’existence d’ouvrages préexistants influant sur l’écoulement.

B. Évaluation des modifications apportées par l’intervention humaine

Une fois l’état initial déterminé, il est nécessaire d’identifier les modifications susceptibles de constituer une aggravation :

  • Suppression d’obstacles naturels favorisant l’accélération du ruissellement.
  • Modification de la topographie du terrain influant sur la direction des écoulements.
  • Augmentation du volume des eaux par imperméabilisation ou transformation du sol.

C. Détermination du lien de causalité entre les modifications et le préjudice subi

Enfin, la dernière étape consiste à démontrer que l’intervention du propriétaire du fonds supérieur est directement responsable de l’aggravation constatée. À ce titre, une étude hydraulique ou une expertise judiciaire peuvent s’avérer nécessaires.

Conclusion

L’aggravation de la servitude d’écoulement des eaux est un sujet complexe nécessitant une analyse détaillée des modifications apportées au terrain. La jurisprudence offre un cadre méthodologique permettant d’identifier trois grandes catégories d’aggravations : l’augmentation du volume des eaux, la modification de leur direction et l’altération de la capacité du sol à les absorber. À partir de ces critères, une approche rigoureuse permet d’évaluer si une intervention humaine a modifié l’écoulement naturel des eaux au détriment du fonds inférieur. Cette démarche, essentielle dans les litiges de voisinage, contribue à garantir un équilibre entre le respect des servitudes naturelles et la protection du droit de propriété.



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