TRACC et adaptation climatique : vers une mutation du droit environnemental et territorial ?


Par Laurent GIMALAC, Docteur en droit, Lauréat et Avocat spécialiste en droit de l’environnement.


La publication par l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable (IGEDD), en mai 2025, du rapport intitulé « Préconisations pour la mise en œuvre de la TRACC dans les politiques de l’environnement, du climat, de l’énergie, des transports, de la construction et de l’urbanisme » constitue un jalon important dans la structuration des politiques d’adaptation climatique. À l’heure où la trajectoire actuelle de réchauffement mondial est estimée à +3°C d’ici 2100, la France est appelée à se préparer à un climat à +4°C. Face à cette menace structurelle, l’État entend faire de la TRACC (Trajectoire de Référence pour l’Adaptation au Changement Climatique) le socle des politiques d’adaptation nationales et locales.

Mais au-delà de la déclaration d’intention, cette trajectoire est-elle appelée à transformer concrètement le droit en vigueur ? La réponse est affirmative, sous réserve de franchir un cap juridique décisif : celui de l’opposabilité et de la normativité. Cette chronique propose d’analyser les leviers d'intégration de la TRACC dans les dispositifs existants, en illustrant son impact potentiel sur plusieurs champs du droit public et environnemental.

I. De la planification incitative à la norme climatique prescriptive ?

La TRACC est aujourd’hui un document administratif de référence, élaboré dans le cadre du troisième Plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC-3). Ce dernier tire sa légitimité du droit européen, notamment de l’article 5 du règlement (UE) 2021/1119 du 30 juin 2021 (« Loi européenne sur le climat »), qui impose aux États membres de se doter de plans d’adaptation cohérents avec leurs objectifs de neutralité carbone.

Cependant, ni la TRACC ni le PNACC-3 ne semble disposer actuellement d’un fondement juridique réellement contraignant en droit interne. Leur efficacité dépend donc de leur intégration formelle dans les dispositifs normatifs nationaux. Le rapport de l’IGEDD propose à ce titre une démarche graduée :

  • adoption d’un décret en Conseil d’État pour donner un fondement juridique à la TRACC ;
  • intégration dans les référentiels de l’action publique (plans, programmes, études) ;
  • possible conditionnement de certaines aides de l’État à sa prise en compte.

Cette stratégie révèle une volonté de faire de la TRACC une référence normative indirecte : non pas une norme de fond opposable aux particuliers, mais un document-cadre à valeur prescriptive pour l’administration, à la manière des documents de planification en urbanisme.

II. Suggestions de leviers juridiques concrets d’intégration de la TRACC

La généralisation de la TRACC dans les politiques publiques supposerait de modifier plusieurs corpus réglementaires ou législatifs, afin de lui conférer une portée opérationnelle. En voici quelques exemples emblématiques :

a) Urbanisme : une contrainte nouvelle pour les PLU et SCoT

Les documents d’urbanisme pourraient être amenés à intégrer la TRACC :

  • dans leur rapport de présentation, au titre de l’analyse des risques climatiques à moyen et long terme ;
  • dans leurs règles d’implantation, par exemple pour limiter l’exposition des constructions à des aléas futurs anticipés (retrait-gonflement des argiles, canicules, inondations…) ;
  • dans leur zonage, pour préserver des « zones de respiration » et des espaces tampon.

 Cela impliquerait une révision  du Code de l’urbanisme, notamment des articles L. 101-2, L. 151-4 et L. 141-1, afin d’ajouter la TRACC comme document à « prendre en compte » ou à « respecter ».

b) Évaluation environnementale : un critère d’analyse à part entière

L’article L. 122-1 du Code de l’environnement pourrait être enrichi pour imposer :

  • la prise en compte de la TRACC dans l’évaluation environnementale des projets ou plans ;
  • l’exigence d’une analyse des effets du changement climatique sur le projet, et non plus seulement du projet sur l’environnement.

Cela permettrait de responsabiliser les porteurs de projets et d’anticiper la résilience climatique des infrastructures dès leur conception.

c) Droit de la construction : vers un standard technique de résilience ?

La TRACC pourrait fonder une révision de la réglementation thermique (RE2020), en intégrant des exigences nouvelles :

  • en matière de confort d’été ;
  • d’adaptation des matériaux aux chaleurs extrêmes ;
  • de sobriété foncière liée à la vulnérabilité climatique.

Cela suppose de revisiter les normes techniques de construction et de renforcer le lien entre climat futur et autorisations de bâtir.

d) Financements publics : une conditionnalité climatique émergente

L’IGEDD propose de conditionner certaines aides publiques (subventions, appels à projets, garanties de l’État) à la prise en compte de la TRACC.

�� Cela exigerait un cadre législatif (loi de finances, loi programme) pour encadrer cette conditionnalité, sur le modèle de la « taxonomie verte » européenne ou de la politique ZAN.

III. Quelle opposabilité juridique ? Les scénarios envisageables

En l’état actuel du droit, la TRACC n’est ni un standard juridique, ni un document doté d’une force contraignante. Toutefois, son statut pourrait évoluer selon trois logiques juridiques :

➤ La « prise en compte obligatoire » :

à l’image du SCOT pour les PLU, la TRACC pourrait devenir un document que les politiques publiques doivent prendre en compte, à défaut d’y être strictement conformes.

➤ La « compatibilité nécessaire » :

à l’instar des SRADDET, on pourrait imposer la compatibilité des documents locaux avec les scénarios climatiques nationaux.

➤ L’«opposabilité contentieuse indirecte » :

la TRACC pourrait être invoquée par les requérants ou les juridictions, pour dénoncer une carence fautive (ex : CE, Grande-Synthe, 1er juillet 2021, n° 427301) ou une erreur manifeste d’appréciation dans l’autorisation d’un projet non résilient.

Conclusion : la TRACC tentative de planification stratégique ?

On peut qualifier la TRACC de tentative de planification stratégique d’adaptation, à visée générale, mais dont la portée réelle reste aujourd’hui limitée, pour plusieurs raisons que l’on peut résumer ainsi :

Une ambition de planification globale affirmée…

  • Sur le papier, la TRACC se veut transversale, c’est-à-dire applicable à tous les secteurs sensibles au changement climatique : urbanisme, énergie, transports, construction, gestion de l’eau, agriculture, biodiversité, santé publique, etc.
  • Elle se fonde sur des scénarios climatiques robustes, à horizon 2050 et 2100, et propose une grille de lecture commune à l’ensemble des politiques publiques.
  • Le rapport de l’IGEDD l’intègre dans une logique de planification d’État, articulée autour du PNACC-3, avec un pilotage interministériel, des outils d’aide à la décision (plateforme France Adaptation), et des préconisations méthodologiques précises.

�� Elle s’inscrit ainsi dans la tradition française de la planification d’intérêt général, au sens d’un État stratège définissant une trajectoire de long terme, comme cela fut le cas pour le ZAN ou les Stratégies nationales bas carbone.

… mais une portée juridique encore faible et conditionnelle

  • En réalité, la TRACC ne dispose d’aucun caractère contraignant autonome. Elle n’est ni codifiée, ni rendue obligatoire dans les textes actuels, même pas dans les codes sectoriels qu’elle prétend orienter.
  • Elle ne crée aucune obligation directe pour les collectivités, les opérateurs privés ou les maîtres d’ouvrage. Sa prise en compte repose sur la bonne volonté des acteurs ou sur des circulaires administratives, qui n’ont pas de valeur normative forte.
  • Sa concrétisation dépend soit d’un décret, soit — plus solidement — d’une loi, qui seul pourrait rendre son usage opposable ou en faire un critère d’évaluation ou de régularité.

On est donc encore loin d’un véritable mécanisme d’opposabilité systémique, à l’image de ce que constitue aujourd’hui le SCoT, le SRADDET ou l'ERC en matière environnementale.


Me Laurent GIMALAC, Docteur en droit, Lauréat et Avocat spécialiste en droit de l’environnement.



© Cabinet de Me Gimalac Avocat - Paris, Lyon, Cannes, Grasse - IDF et French Riviera  - 2024