Par Laurent GIMALAC, Docteur en droit, Lauréat et Avocat spécialiste en droit de l’environnement.
Depuis la signature du traité BBNJ (Biodiversity Beyond National Jurisdiction) en 2023, la communauté internationale semble avoir franchi une étape majeure dans la gouvernance des espaces marins situés au-delà des zones de souveraineté nationale. Toutefois, en mai 2025, seuls 21 États l’ont ratifié sur les 60 requis pour son entrée en vigueur. Cet attentisme soulève une question fondamentale : dans un espace juridique historiquement fondé sur les principes de liberté (navigation, pêche, recherche), comment encadrer juridiquement les ressources marines de la haute mer ?
Il s’agit d’examiner dans quelle mesure le traité BBNJ contribue à faire évoluer le statut juridique de ces ressources, à la croisée du droit de la mer, du droit de l’environnement et des logiques géopolitiques.
I. Un vide juridique en voie de comblement : vers un encadrement des espaces marins au-delà des juridictions nationales
1. La haute mer, zone de liberté et de non-appropriation
Conformément à la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM, Montego Bay, 1982), la haute mer désigne les zones maritimes situées au-delà des 200 milles marins des zones économiques exclusives.
Ces espaces, relevant du patrimoine commun de l’humanité pour les ressources du fond marin (cf. art. 136 CNUDM), ont longtemps été régis par le principe de liberté : liberté de navigation, de pêche, de survol, de pose de câbles, etc. Aucun État ne peut revendiquer de souveraineté sur ces espaces.
2. L'absence de règles de protection environnementale contraignante
L’encadrement juridique des activités dans la haute mer repose essentiellement sur des mécanismes de coopération volontaire ou des traités sectoriels (comme ceux de l’Organisation maritime internationale).
En matière environnementale, la protection de la biodiversité marine y est demeurée lacunaire, en particulier s’agissant :
- des activités de bioprospection et d’exploitation génétique,
- de la pollution liée aux transports ou à l’exploitation minière,
- des effets du changement climatique sur les écosystèmes marins.
3. La genèse du traité BBNJ : vers une nouvelle architecture juridique
Négocié pendant près de deux décennies et signé en mars 2023, le traité BBNJ vise à créer un cadre juridiquement contraignant pour la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine dans les zones ne relevant d’aucune juridiction nationale. Il complète ainsi la CNUDM.
Ses objectifs sont multiples :
- création d’aires marines protégées en haute mer,
- partage équitable des bénéfices issus des ressources génétiques marines,
- évaluation environnementale des activités,
- transfert de technologies marines vers les États en développement.
II. Une patrimonialisation croissante des ressources marines : entre communs globaux et logiques de souveraineté économique
1. Le traité BBNJ : vers un statut de bien commun mondial ?
Le texte consacre une forme de « patrimonialisation » des ressources de la haute mer, notamment par l’exigence de partage des bénéfices issus de la recherche génétique marine (art. 10 et suivants).
Ce mouvement rapproche le régime des ressources marines de celui appliqué aux forêts ou à l’Antarctique, avec l’émergence d’un corpus normatif fondé sur la solidarité internationale, la durabilité et la précaution.
2. Des tensions persistantes sur la nature juridique des ressources
La reconnaissance d’un statut de bien commun se heurte à la logique d’appropriation privée ou étatique des résultats de la recherche scientifique (brevets sur des molécules issues d’espèces abyssales, exploitation minière sous-marine, etc.).
Certains États – au premier rang desquels les États-Unis, non signataires de la CNUDM – refusent de voir limiter leur liberté d’exploiter ces zones, au nom de la compétitivité technologique.
3. La place du juge et des mécanismes de règlement des différends
Le traité BBNJ prévoit un mécanisme de règlement des différends calqué sur celui de la CNUDM (notamment recours à l’ITLOS – Tribunal international du droit de la mer), mais son efficacité reste à démontrer.
En l’absence d’une autorité régulatrice indépendante, la gouvernance de la haute mer reste tributaire de la bonne volonté des États. L’effectivité du droit repose donc davantage sur la pression diplomatique, les ONG, et les coalitions d’États volontaires.
Conclusion
Le traité BBNJ, bien qu’encore suspendu à une ratification suffisante, ouvre la voie à une transformation profonde du droit applicable à la haute mer. Il consacre une forme de juridicisation de cet espace longtemps livré à la seule logique de liberté.
Toutefois, sans ratification massive et rapide, le risque est grand de voir cet instrument rester un traité « fantôme », symbole d’un multilatéralisme impuissant. La France, en accueillant le Sommet de l’Océan à Nice en juin 2025, porte une ambition politique forte : faire de la haute mer un espace de droit, protégé, équitable et partagé.