La dérogation faune-flore en matière de projet immobilier : cadre juridique, conditions d’octroi et contrôle juridictionnel

Par Me Laurent GIMALAC, Avocat spécialiste en droit de l'environnement. 


Dans le cadre de la protection de la biodiversité, le régime de protection des espèces protégées impose des restrictions strictes aux projets susceptibles d’impacter la faune et la flore. Toutefois, le droit de l’environnement permet, sous conditions strictes, l’octroi de dérogations permettant aux porteurs de projets immobiliers ou d’aménagements d’obtenir une autorisation de destruction d’habitats ou d’espèces protégées. Ces dérogations, régies notamment par l’article L. 411-2 du Code de l’environnement, sont soumises à un contrôle rigoureux tant de l’administration que du juge administratif.

L’objectif de cet article est d’exposer les conditions dans lesquelles une dérogation peut être accordée, ses finalités, ainsi que la manière dont les juridictions administratives en assurent le contrôle en cas de contentieux.

1. Fondements et objectifs de la dérogation faune-flore

1.1. Le cadre juridique applicable

Le principe général de protection de la faune et de la flore repose sur l’article L. 411-1 du Code de l’environnement, qui interdit la destruction, l’altération et la perturbation des espèces protégées et de leurs habitats. Toutefois, l’article L. 411-2prévoit la possibilité d’obtenir une dérogation dite "espèces protégées", sous réserve que trois conditions cumulatives soient remplies :

  1. Le projet doit répondre à une raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM) ;
  2. Il ne doit pas exister d’autre solution satisfaisante pour réaliser le projet ;
  3. Le projet ne doit pas nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations d’espèces protégées concernées.

Cette dérogation peut être demandée pour divers projets, tels que des infrastructures de transport, des zones commerciales, des parcs éoliens ou encore des opérations immobilières en zones sensibles.

1.2. Les finalités de la dérogation

L’objectif de la dérogation est de concilier intérêt général et protection environnementale en permettant, sous conditions strictes, la réalisation de projets d’aménagement malgré leur impact potentiel sur des espèces protégées. Elle vise ainsi à assurer un équilibre entre développement économique et respect de la biodiversité.

2. Conditions d’octroi et critères d’analyse de la demande de dérogation

2.1. La notion de raison impérative d’intérêt public majeur

La raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM) est l’un des critères les plus débattus en jurisprudence. Selon les décisions analysées dans le document fourni :

  • Les projets de grande ampleur (aéroports, lignes de métro, parcs éoliens majeurs) ont généralement été reconnus comme répondant à cette exigence (ex. : CAA Nantes, 14 nov. 2016, n° 15NT02386, pour Notre-Dame-des-Landes).
  • À l’inverse, des projets privés d’envergure plus réduite (comme des carrières ou des centres commerciaux) n’ont pas été considérés comme justifiés par une RIIPM, sauf si leur impact économique était exceptionnel (CAA Marseille, 7e ch., 14 sept. 2018, n° 16MA02625).

Un projet immobilier peut être validé sous cet angle s'il entraîne des retombées économiques et sociales significatives, comme la création d’emplois ou l’aménagement de zones défavorisées (CAA Lyon, 12 oct. 2022, n° 20LY00126 pour un entrepôt logistique).

2.2. L’absence d’autre solution satisfaisante

Le pétitionnaire doit démontrer qu’il n’existe pas d’alternative viable pour réaliser son projet avec un moindre impact environnemental. Le juge administratif vérifie notamment :

  • Si plusieurs sites ont été envisagés (CAA Lyon, 16 déc. 2016, n° 15LY03097 sur un projet Center Parcs),
  • Si la variante retenue est réellement la moins dommageable (CAA Marseille, 1er juin 2018, n° 17MA02799pour un projet de contournement routier).

L’administration rejette souvent des demandes lorsqu’elle estime que des solutions alternatives ont été écartées de manière insuffisamment argumentée (CAA Nancy, 3e ch., 8 févr. 2022, n° 18NC02361 pour une plate-forme logistique).

2.3. Le maintien d’un état de conservation favorable des espèces

Enfin, le demandeur doit prouver que son projet n’affecte pas de manière irréversible les populations concernées. Cet aspect est souvent contrôlé par l’étude d’impact environnemental et des mesures ERC (éviter, réduire, compenser). Les juges annulent des dérogations lorsque :

  • Les mesures compensatoires sont jugées insuffisantes ou incertaines (TA Toulouse, 30 juin 2016, n° 1305068sur le barrage de Sivens),
  • Le projet compromet des habitats fragiles (CAA Bordeaux, 5e ch., 10 déc. 2019, n° 19BX02327, pour le contournement routier de Beynac).

3. Le contrôle juridictionnel en cas de contestation

3.1. La motivation et la légalité des décisions administratives

Toute dérogation doit être motivée conformément à la loi du 11 juillet 1979 sur la motivation des actes administratifs. À défaut, le juge l’annule systématiquement (TA Montpellier, 4 avr. 2023, n° 2104555).

Il est aussi interdit à l’administration de régulariser une motivation insuffisante après coup, rendant ainsi impossible la correction d’une carence dans la justification d’un projet (CAA Lyon, 7e ch., 25 juill. 2024, n° 22LY02288).

3.2. L’annulation des projets en cas de vice substantiel

Les juridictions administratives peuvent annuler la dérogation et donc bloquer l’ensemble du projet lorsqu’elles constatent :

  • Un défaut de raison impérative d’intérêt public majeur (TA Nîmes, 9 nov. 2021, n° 2002478 pour un centre logistique Amazon).
  • Une alternative viable non étudiée (CAA Marseille, 30 mai 2022, n° 20MA00986 pour une ZAC en espace naturel).
  • Une insuffisance des mesures compensatoires (CAA Bordeaux, 5e ch., 7 juill. 2022, n° 21BX02843 pour un projet routier).

Dans certains cas, l’annulation entraîne même une obligation de démolition des infrastructures déjà réalisées, comme pour le projet du contournement de Beynac (CE, 29 juin 2020, n° 438403).

Conclusion

La délivrance d’une dérogation faune-flore est soumise à un contrôle administratif et juridictionnel strict. L’administration doit démontrer que les trois conditions cumulatives sont remplies et les juridictions sanctionnent sévèrement tout manquement.

Si certains grands projets d’intérêt général (transport, énergies renouvelables) peuvent obtenir ces dérogations, de nombreux projets immobiliers ou d’aménagement privé échouent à démontrer un intérêt public majeur suffisant, ce qui mène à leur annulation.

Face à ces exigences croissantes, les porteurs de projets doivent anticiper les contestations contentieuses en intégrant des études d’impact précises et en justifiant rigoureusement chaque condition légale.



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