Trafic aérien, étude d’impact et droit de l’environnement : le cas de l’aéroport de Nice


Par Laurent GIMALAC, Docteur en droit, Lauréat et Avocat spécialiste en droit de l’environnement.


L’extension du terminal 2 de l’aéroport de Nice Côte d’Azur cristallise, depuis 2020, une série de tensions devenues emblématiques des limites actuelles du droit de l’environnement. Sur fond d’urgence climatique affirmée mais contournée, ce projet soulève une question essentielle : l’évaluation environnementale peut-elle encore constituer un garde-fou juridique effectif face aux dynamiques d’aménagement portées par des intérêts économiques structurants ?

Porté par la société Aéroports de la Côte d’Azur, soutenu discrètement par l’État et poursuivi sans interruption malgré des recours successifs, le projet a fait l’objet de critiques précises de la part des associations et des riverains, notamment quant à l’insuffisance manifeste de l’étude d’impact initiale. L’arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Marseille le 14 décembre 2023, en reconnaissant la carence d’analyse du trafic aérien induit tout en refusant de suspendre les travaux, incarne à lui seul les ambiguïtés d’un droit oscillant entre rigueur formelle et tolérance pratique.

Derrière ce dossier local, c’est une problématique nationale — voire européenne — qui affleure : celle du périmètre réel des effets environnementaux à prendre en compte dans l’analyse d’un projet. Doit-on se limiter à l’ouvrage lui-même, en adoptant une vision strictement matérialiste ? Ou bien faut-il inclure les effets induits, notamment les évolutions de trafic, de pollution, et d’émissions de gaz à effet de serre que ce type d’équipement rend mécaniquement possibles ? La manière dont les juridictions répondent à cette question conditionne la portée du droit de l’environnement dans les décennies à venir.

Le présent article revient, dans un premier temps, sur la chronologie d’un contentieux nourri, où les succès procéduraux des requérants n’ont jamais suffi à enrayer la progression du chantier. Il analyse, dans un second temps, les enjeux de fond soulevés par l’arrêt de la cour d’appel, notamment sur la portée juridique de l’étude d’impact, la stratégie de régularisation a posteriori, et la résilience du contentieux environnemental dans un contexte de transition écologique proclamée mais juridiquement neutralisée.


I. Une succession de recours, entre échecs procéduraux et succès sans portée pratique

A. Une contestation ancienne mais neutralisée par les délais du contentieux

  • Dès 2017, la direction de l’aéroport anticipe la hausse du trafic et envisage un agrandissement du terminal 2.
  • Le permis de construire délivré en janvier 2020 fait immédiatement l’objet de deux recours devant le TA de Nice, sans succès.
  • Un nouveau recours est introduit devant le TA de Marseille, également rejeté en 2022.
  • Les travaux commencent dans l’intervalle, sans qu’aucun juge ne prononce de suspension : le chantier progresse à un rythme soutenu.

B. La décision partiellement favorable de la CAA de Marseille (CAA 14 déc. 2023, n° 22MA02967)

  • Pour la première fois, la juridiction admet une carence substantielle : l’étude d’impact initiale n’intégrait pas suffisamment l’effet du projet sur le trafic et ses incidences environnementales et sanitaires.
  • La cour, dans son arrêt du 14 décembre 2023 (n° 22MA02967), constate que le projet augmente nécessairement la capacité opérationnelle de l’aérogare, et qu’une telle extension est susceptible de permettre l’attribution de nouveaux créneaux aériens, donc d’accroître le trafic aérien.
  • Elle retient expressément que cette omission a nui à l’information du public, condition substantielle de régularité procédurale.
  • La cour décide toutefois de ne pas annuler le permis, et prononce un sursis à statuer de 12 mois, laissant la possibilité à la société Aéroports de la Côte d’Azur de régulariser la procédure par une nouvelle étude d’impactet une enquête publique complémentaire.

C. Une nouvelle enquête publique, un avis favorable, mais une opinion publique défavorable

  • La commissaire enquêtrice rend un avis favorable en janvier 2025, tout en reconnaissant que le projet est « peu accepté par la population ».
  • Les opposants dénoncent un simulacre de participation : leurs observations (hausse du trafic, +25 % de pollution atmosphérique, +400 000 tonnes de CO₂) n’ont pas été intégrées à la motivation de l’avis.
  • L’État, par l’intermédiaire du préfet, dispose du dernier mot pour valider la régularisation du permis.

II. Le cœur du litige : périmètre de l’étude d’impact et impuissance du droit face aux projets "climaticides"

A. Une question juridique décisive : que doit contenir une étude d’impact ?

  • L’article L. 122-1 du Code de l’environnement, issu de la directive 2011/92/UE, impose d’évaluer les « effets directs et indirects » d’un projet.
  • Deux interprétations s’opposent :
    • Une lecture matérialiste et restrictive, centrée sur l’ouvrage (bâtiment, équipements, infrastructures) ;
    • Une lecture finaliste et fonctionnelle, incluant les conséquences du fonctionnement du projet, ici l’augmentation du trafic aérien.
  • Dans son arrêt du 14 décembre 2023, la CAA de Marseille tranche clairement : même si le projet ne crée ni nouvelles pistes ni stationnements, il permet une augmentation du trafic, ce qui impose une évaluation environnementale élargie aux effets induits.
  • Elle s’appuie sur des documents techniques de la DGAC (guides de capacité aéroportuaire) pour démontrer que la taille du terminal influence l’attribution des créneaux de vol.

B. L’exemple de Nice : un projet d’aménagement ou un levier de croissance du trafic aérien ?

  • Le gestionnaire affirme que l’extension vise le confort et non la capacité d’accueil — une fiction juridique utile pour minorer les effets environnementaux.
  • Or, les projections officielles mentionnent une hausse de 30 % du nombre de passagers, et les opposants évoquent 30 000 vols supplémentaires par an.
  • L’ambiguïté de l’objet du projet (simple agrandissement technique ou projet stratégique de croissance du trafic) est au cœur du litige.
  • En droit, il serait logique que l’objectif poursuivi conditionne le périmètre de l’évaluation environnementale ; en pratique, cette logique est souvent renversée.

C. Une régularisation a posteriori qui désarme le contentieux environnemental

  • Le juge administratif, attaché à la sécurité juridique et au principe de proportionnalité, privilégie la régularisation à l’annulation.
  • Le cas de Nice révèle la limite du mécanisme : même une étude incomplète, même un avis public contesté n’empêchent pas la réalisation du projet.
  • Cette logique crée un effet d’irréversibilité pratique, contraire à l’objectif de précaution inscrit à l’article L.110-1 du Code de l’environnement et à la Charte de l’environnement (art. 5).

Conclusion : un révélateur des impasses du droit face aux projets d’infrastructures en contexte climatique

L’affaire de l’aéroport de Nice met en lumière une faille profonde dans l’architecture du droit de l’environnement : lorsque le temps du chantier précède le temps du droit, les irrégularités perdent leur effet. Plus grave encore, la définition du périmètre des impacts à évaluer — cœur du raisonnement écologique — reste aujourd’hui à la discrétion de l’auteur du projet.

Ce cas d’école pose donc la question de la crédibilité de nos instruments d’évaluation environnementale. Le droit administratif, dans son fonctionnement actuel, semble impuissant à endiguer la logique des grands projets "climaticides", y compris lorsqu’ils méconnaissent les principes de participation, de précaution et d’information.

La nécessité d’un réarmement juridique de l’étude d’impact et d’un renforcement du contrôle du juge apparaît comme une urgence non seulement technique, mais démocratique.


Me Laurent GIMALAC, Docteur en droit, Lauréat et Avocat spécialiste en droit de l’environnement.



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