Dans le contexte du droit administratif, la question de l'indemnisation pour les dommages résultant de travaux publics est un sujet complexe et nuancé. Ces dommages peuvent être reconnus comme "anormaux et spéciaux", une qualification juridique essentielle pour l'octroi d'une indemnisation. Cette fiche vise à réunir les informations pertinentes sur la notion de préjudice anormal et spécial, ainsi que des exemples de jurisprudences où de tels préjudices ont été reconnus et indemnisés.
I. Compréhension du préjudice anormal et spécial
Définition et contexte juridique :
Le préjudice anormal est celui qui excède les inconvénients normaux supportables par les individus, compte tenu de l'intérêt général de l'ouvrage public en cause.
Un préjudice est spécial lorsqu'il affecte une personne ou un groupe restreint de personnes de manière distincte par rapport à la population générale.
Exemples généraux de reconnaissance :
Des cas comme les dégradations immobilières dues à des travaux de voirie, les effondrements de structures causés par des modifications de l'environnement, et les nuisances sonores excessives dues à de nouveaux aménagements ont été reconnus comme préjudices anormaux et spéciaux par les juridictions administratives.
Applications spécifiques :
La baisse d'activité professionnelle d'un vétérinaire de 85 % suite à la construction d'un barrage a été considérée comme ne présentant pas un caractère anormal.
Les nuisances (bruits, trépidations, poussières, odeurs) causées par des travaux pendant plus de trois ans ont été jugées comme un préjudice anormal pour un hôtel mais non pour un restaurant exploité par la même société.
Les troubles de jouissance et les pertes de loyers résultant du dysfonctionnement d'un réseau d'égout ont été indemnisés, notamment les pertes de loyer au-delà de la date d'achèvement des travaux de réfection du réseau, si le propriétaire a été dans l'impossibilité financière de procéder à la remise en état des appartements.
Les nuisances olfactives générées par une station d'épuration ne sont pas considérées comme un préjudice anormal. En revanche, la perte estimée à 7 % de la valeur vénale d'une propriété due à l'implantation d'une centrale nucléaire constitue un préjudice anormal, notamment si cette propriété est la seule résidence habitée dans les environs.
Ces exemples illustrent la diversité des situations où un dommage peut être jugé anormal et spécial, dépendant de nombreux facteurs tels que l'intensité du préjudice, sa durée, et son impact sur les activités ou la qualité de vie des personnes affectées.
Limites ou contraintes :
Il y a une prescription quadriennale pour l'action indemnitaire, avec certaines nuances selon la nature du préjudice (évolutif ou non évolutif). De plus, il est essentiel d'identifier la personne responsable et d'adresser une demande préalable d’indemnisation à cette personne avant de saisir le tribunal administrati
II. Indemnisation dans la Jurisprudence
Les litiges relatifs aux marchés de travaux publics ou aux dommages de travaux publics relèvent de la compétence du juge administratif et les montants alloués dépendent des circonstances.
Ainsi, la Cour administrative de Bordeaux a jugé qu’une commerçante avait subi un préjudice anormal et spécial du fait du rehaussement de la voie publique lié à l'aménagement du tramway, lequel avait entraîné des modifications de l'accès à sa boutique. En conséquence, la communauté urbaine de Bordeaux a été condamnée à verser à Mme Delpierre une somme de 91 613,08 € en réparation des préjudices subis, ainsi qu'une somme supplémentaire pour les frais d'expertise et sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative (Arrêt rendu par Cour administrative d'appel de Bordeaux, 06-07-2010, n° 08BX02269).
A l’inverse, dans une affaire jugée par le Tribunal administratif de Dijon, concernant M. et Mme Philippe M. qui demandaient réparation pour les préjudices subis suite à des aménagements de voirie, le tribunal a finalement rejeté leur demande. Le tribunal a conclu à l'absence de spécialité et d'anormalité du préjudice, notant que le préjudice allégué était la conséquence de causes diverses et extérieures à l'administration. Il a également relevé l'absence d'une démonstration rigoureuse des montants allégués et la situation des requérants, qui avaient persisté à vouloir reprendre leur fonds de commerce alors qu'ils étaient informés de l'importance et de la nature des travaux à venir. Ces éléments ont conduit le tribunal à juger que le régime de responsabilité pour dommage de travaux publics ne pouvait être appliqué dans ce cas (TA Dijon, 07-05-2013, n° 1202255).
Conclusion
Les préjudices anormaux et spéciaux résultant de travaux publics constituent un domaine complexe du droit administratif, exigeant une évaluation minutieuse des dommages subis et de leur impact spécifique sur les individus ou des collectifs. Les décisions jurisprudentielles examinées offrent un aperçu des critères utilisés par les tribunaux pour reconnaître et indemniser ces préjudices, bien que l'accès aux détails spécifiques sur les montants des indemnités reste limité. Cette analyse souligne l'importance de la compréhension juridique précise et de la recherche détaillée dans le traitement de telles réclamations d'indemnisation.
Me Laurent GIMALAC, Avocat spécialiste, Docteur en droit,
Ancien chargé de cours à l’UNSA.