Le contentieux de l’urbanisme et l’évolution possible du principe de l’indépendance des législations : l’essor de la méthanisation agricole comme révélateur d’un assouplissement

Par Me Laurent GIMALAC, Docteur en droit et Avocat spécialiste en droit de l'environnement. 


La récente décision du Conseil d’État « Agri Bioénergies » (CE, 17 janv. 2024, n° 467572) illustre une nouvelle inflexion du principe traditionnel d’indépendance des législations, bien connu en droit administratif. Elle démontre que, malgré l’autonomie reconnue à chaque législation (rurale, environnementale, urbanistique), le juge administratif peut désormais apprécier un projet relevant du droit de l’urbanisme en se fondant, au moins partiellement, sur les définitions et finalités prévues par le code rural et de la pêche maritime. Cette affaire illustre un tournant intéressant : l’urbanisme, historiquement hermétique aux règles d’autres législations, s’ouvre désormais à la prise en compte d’un objectif plus large de transition énergétique.

Dans les développements qui suivent, nous examinerons d’abord les fondements du principe d’indépendance des législations (I). Nous verrons ensuite comment le Conseil d’État a progressivement infléchi ce principe, notamment au profit de la méthanisation agricole (II), et nous mettrons en lumière les conséquences que cette évolution emporte pour le droit de l’urbanisme et son contentieux (III).

I. Le principe d’indépendance des législations : historique et conséquences classiques

  1. Énoncé traditionnel du principe
    Posé de longue date par la jurisprudence (CE, 1er juill. 1959, Sieur Piard), le principe d’indépendance des législations signifie qu’une autorisation délivrée au titre d’une réglementation – par exemple le code rural – n’entraîne pas automatiquement l’octroi des autorisations requises au titre d’une autre, telle que la législation sur l’urbanisme.
    Confirmation réitérée : le Conseil d’État, dans un arrêt de 1996, a clairement rappelé que l’indépendance des législations s’appliquait tout particulièrement entre droit rural et droit de l’urbanisme (CE, 13 mai 1996, n° 090586, AJDA 1996. 794).
  2. Conséquences pratiques
    Application cloisonnée des régimes : un porteur de projet doit simultanément satisfaire les règles du code rural (par exemple la définition d’une activité agricole) et celles du code de l’urbanisme (par exemple la destination et sous-destination du projet selon les articles R. 151-27 et R. 151-28).
    Autorisation administrative segmentée : l’octroi d’un permis de construire n’est pas subordonné à la conformité du projet au code rural, et inversement (CE, 14 févr. 2007, n° 282398). Cette approche, bien que source de sécurité juridique, est parfois critiquée pour son manque de cohérence et sa rigidité (Rapport CE, L’urbanisme : pour un droit plus efficace, 1992).
  3. Les critiques doctrinales
    Plusieurs auteurs, à l’instar du professeur Genevois, ont reproché à ce principe un certain formalisme : « L’autorisation accordée au titre d’une législation A ne vaut pas autorisation au titre d’une législation B, et ceci alors même que des similitudes existeraient entre ces deux législations » (B. Genevois, Droit et Ville, 1979).
    Déjà, en 1992, le Conseil d’État reconnaissait le décalage entre ce principe et le « bon sens commun », insistant sur la nécessité d’une meilleure cohérence (Rapport CE, précité, p. 41). Toutefois, l’émergence de nouvelles pratiques agricoles, telles que la méthanisation, va progressivement confronter ce principe à des enjeux de transition énergétique et l’obliger à de notables infléchissements.

II. L’inflexion du principe d’indépendance à l’aune de la méthanisation agricole

Pour mieux saisir cette évolution, il est indispensable de souligner la manière dont la législation rurale a su intégrer la production de biogaz dans la sphère de l’activité agricole, alors que le droit de l’urbanisme s’avérait quant à lui plus statique.

  1. La méthanisation comme activité agricole : élargissement prévu par le code rural
    Une évolution législative : l’article 59 de la loi n° 2010-874 du 27 juillet 2010 de modernisation de l’agriculture et de la pêche a intégré la méthanisation à l’activité agricole (art. L. 311-1 du code rural et de la pêche maritime), sous réserve qu’au moins 50 % des intrants proviennent d’exploitations agricoles.
    Conséquences fiscales : le législateur a tiré des conséquences pratiques de cet élargissement, par exemple en étendant l’exonération de la taxe foncière aux unités de méthanisation (Loi n° 2015-1785 de finances pour 2016).
  2. La rigidité persistante du droit de l’urbanisme
    Destination et sous-destination agricoles : en vertu des articles R. 151-27 et R. 151-28 du code de l’urbanisme, la sous-destination « exploitation agricole » regroupe principalement les constructions nécessaires à l’acte de production, au stockage et à la transformation de produits issus de l’activité agricole.
    Absence de mention expresse de la méthanisation : contrairement à la définition légale du code rural, les dispositions urbanistiques – et notamment l’arrêté du 10 novembre 2016 – ne renvoient pas clairement à la méthanisation. Les porteurs de projet se trouvent ainsi contraints de justifier que leur unité de méthanisation relève de la sous-destination « exploitation agricole ».
  3. La décision « Agri Bioénergies » (CE, 17 janv. 2024, n° 467572)
    Faits litigieux : la société Agri Bioénergies souhaite construire une unité de méthanisation, mais se heurte à des règles de retrait prévues par le PLU. Elle se prévaut de l’exception applicable aux bâtiments à usage agricole. Le TA de Rennes suspend l’exécution du permis de construire, estimant que la méthanisation n’entre pas dans la définition agricole qui s’impose en droit de l’urbanisme.
    Position du Conseil d’État : censurant le juge des référés, la Haute Juridiction considère que pour déterminer si une unité de méthanisation peut bénéficier de l’exception agricole, il convenait de tenir compte de la définition donnée par le code rural, désormais élargi à la production de biogaz (art. L. 311-1).
    Portée : ce faisant, le Conseil d’État laisse entrevoir que l’interprétation d’un PLU (ou tout autre document d’urbanisme) peut s’appuyer sur une législation extérieure, ici le droit rural, lorsque la définition ou la finalité de l’activité y est explicitée. Il s’agit donc d’une nouvelle atténuation du principe d’indépendance : le juge « éclaire » la notion d’activité agricole au regard d’un autre code que celui de l’urbanisme.

Ce revirement marque un tournant dans l’évolution du principe d’indépendance : l’interprétation du document d’urbanisme doit se nourrir de définitions issues d’une autre législation, dès lors que celle-ci définit avec autorité ce qui relève de l’agriculture.

III. Les conséquences de ce mouvement pour le droit de l’urbanisme et son contentieux

Au-delà de l’affaire Agri Bioénergies, cette jurisprudence révèle un mouvement plus large : le droit de l’urbanisme s’adapte à la transition énergétique et intègre progressivement des considérations environnementales majeures.

  1. Un assouplissement confirmé du principe d’indépendance des législations
    Harmonisation recherchée : le Conseil d’État avait déjà pu reconnaître une telle cohérence entre le code de l’urbanisme et le code rural lorsque, en l’absence de PLU, le juge admettait que l’on retienne la définition d’exploitation agricole du code rural (CAA Nantes, 19 juill. 2019, n° 18NT02791). Désormais, cet usage est généralisé, même en présence d’un PLU ancien ou muet sur la méthanisation.
    Sécurité juridique renforcée : cette jurisprudence résout les contradictions parfois rencontrées dans les communes dont le document d’urbanisme n’a pas intégré les évolutions législatives postérieures. Elle protège aussi les porteurs de projets souhaitant développer des énergies renouvelables sur leur exploitation.
  2. Une reconnaissance de l’intérêt général et environnemental de la méthanisation
    Motif d’intérêt général : le Conseil d’État qualifie la méthanisation de projet contribuant à l’atteinte d’objectifs nationaux et européens de production d’énergies renouvelables, ce qui n’est pas neutre dans l’office du juge.
    Motif d’intérêt environnemental : la Haute Juridiction relève que la méthanisation participe à l’amélioration du traitement des déchets, justifiant que le juge des référés considère qu’il n’y a pas urgence à suspendre l’exécution du permis (art. L. 600-3 du code de l’urbanisme, combiné avec l’art. L. 521-1 CJA). Ainsi, la présomption d’urgence habituelle (au profit des requérants) peut être renversée en présence d’un intérêt environnemental marqué.
  3. Vers une extension de l’harmonisation à d’autres secteurs ?
    Possible effet d’entraînement : si l’on admet de confronter un PLU aux dispositions d’autres législations pour préciser la qualification d’une activité, on pourrait envisager que, demain, le droit de l’urbanisme s’ouvre davantage aux normes environnementales (eau, biodiversité, etc.).
    Limites : le juge précise cependant que cette interprétation est liée à l’existence, dans le PLU, d’une définition « assez proche » de celle du code rural, même si elle n’y renvoie pas expressément. Ainsi, tout document d’urbanisme ne saurait être systématiquement « réécrit » par renvoi à d’autres codes. Le principe d’indépendance n’est pas aboli, mais simplement tempéré pour des considérations de cohérence et d’intérêt général.

Il convient de souligner que cette décision pourrait avoir un effet d’entraînement. À l’heure où l’intégration d’enjeux climatiques et environnementaux est croissante, il semble probable que le juge administratif s’autorise, de plus en plus, à « croiser » d’autres législations (eau, biodiversité, etc.) dans l’interprétation du code de l’urbanisme, surtout lorsque la législation « extérieure » fournit une définition cohérente et stable. On observe ainsi une tendance à la « décloisonisation » qui, sans abolir le principe d’indépendance, l’assouplit dans un but de rationalité et d’efficacité administrative.

Conclusion

La décision Agri Bioénergies (CE, 17 janv. 2024, n° 467572) constitue une nouvelle étape d’assouplissement du principe d’indépendance des législations en droit administratif. Elle confirme la tendance déjà perceptible dans certaines jurisprudences, où le juge administratif se montre plus pragmatique lorsqu’il s’agit de conciliations entre la législation de l’urbanisme et d’autres régimes (rural, environnemental).

Dans la lignée des objectifs de la transition énergétique, la méthanisation jouit d’une reconnaissance affirmée : elle est érigée en activité agricole (code rural) et en activité d’intérêt général et environnemental, s’inscrivant de plain-pied dans une démarche de développement durable. L’élargissement de la sous-destination « exploitation agricole » au sein des PLU s’en retrouve facilité, évitant ainsi de bloquer l’implantation d’installations de méthanisation en zone rurale.

En définitive, cette jurisprudence met en évidence un double mouvement :

  1. La prise en compte d’objectifs supérieurs (transition énergétique, valorisation des déchets, soutien au monde agricole) dans l’interprétation du droit de l’urbanisme.
  2. La poursuite de la sécurité juridique : le principe d’indépendance demeure, mais fait l’objet d’une application moins mécanique et plus cohérente.

On peut s’attendre à ce que cette évolution rejaillisse, à l’avenir, sur d’autres champs du contentieux de l’urbanisme, notamment s’agissant des autorisations environnementales ou des documents d’urbanisme qui seront inévitablement conduits à mieux intégrer, dès leur élaboration, les exigences du code rural et de la pêche maritime, ainsi que d’autres législations connexes de protection de l’environnement.


Me Laurent Gimalac, Docteur en droit de l’environnement,

Avocat spécialiste en droit de l’environnement (Paris et Côte d’azur).


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