Du sol au sang : vers une judiciarisation de la pollution agricole au cadmium.


Par Laurent GIMALAC, Docteur en droit, Lauréat et Avocat spécialiste en droit de l’environnement.



Le cadmium ne frappe pas avec éclat ; il ronge. Lentement, insidieusement, ce métal lourd s’accumule dans les corps comme dans les sols, témoin invisible d’une modernité agricole qui, à force de rendement, aura oublié la mesure. Le 10 juin 2025, le gouvernement français a annoncé le remboursement des tests de dépistage du cadmium en médecine de ville à compter de l’automne. Une réponse tardive à une contamination environnementale que les Unions régionales des professionnels de santé (URPS) qualifient déjà d’« explosion », en particulier chez les jeunes enfants. Le lien est désormais établi entre cette pollution et l’usage massif des engrais phosphatés, dont la teneur en cadmium dépasse régulièrement les seuils de sécurité sanitaire.

Mais derrière l’alerte sanitaire se profile une problématique juridique d’une portée bien plus vaste : l’État français a-t-il failli à ses obligations de prévention et de protection de la santé publique face à un danger chimique connu et documenté ? L’inaction réglementaire, prolongée malgré les mises en garde scientifiques, pourrait engager sa responsabilité. Cette situation invite à une réflexion critique sur l’(in)effectivité du droit face aux risques environnementaux lents.

I. Une carence réglementaire dans la mise en œuvre du principe de précaution

L'Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) avait formulé, dès 2021, une recommandation claire : limiter à 20 mg/kg la concentration de cadmium dans les engrais phosphatés. Plusieurs pays européens s’y sont conformés par voie réglementaire (Finlande, Pologne, Roumanie). La France, elle, s’est contentée d’observer.

Or, l’article L. 110-1 du code de l’environnement érige le principe de précaution en fondement de toute action publique relative à l’environnement : « l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable ».

En matière de santé publique, l’article L. 1311-1 du code de la santé publique précise que la politique nationale vise à prévenir les risques sanitaires « liés à l’environnement, au travail ou à l’alimentation ». Le défaut d’encadrement normatif constitue ici un manquement aux obligations légales, d’autant plus grave qu’il se traduit par une exposition généralisée d’une population vulnérable : les enfants.

Des décisions montrent que le juge administratif n’hésite plus à annuler les décisions de mise sur le marché quand l’ANSES ou d’autres autorités n’assurent pas une vigilance suffisante.

Exemples  :

  • CE, 23 octobre 2024Sté Bayer Seeds, n° 456108 : censure d’une autorisation fondée sur une évaluation insuffisante du Roundup Pro 360.
  • TA Montpellier, 12 mai 2023Générations Futures/Anses, nos 2026224 et 2026225 : défaut d’évaluation du risque pour la biodiversité

De plus, la jurisprudence du Conseil d’État a d’ores et déjà reconnu que l’inaction administrative peut constituer une carence fautive, notamment lorsque l’administration s’abstient de prendre les mesures que la situation impose.

II. La fabrique du préjudice sanitaire : vers une action en responsabilité contre l’État ?

Le cadmium n’est pas un danger hypothétique. Son accumulation irréversible dans les reins, le foie, les os, et son lien avéré avec diverses pathologies (cancers, insuffisances rénales, troubles cardiovasculaires) en font un polluant toxique au sens du droit de la santé publique. La carence persistante de l’État à encadrer la teneur en cadmium des engrais phosphatés, malgré les recommandations de l’ANSES depuis 2021, pourrait fonder une responsabilité administrative pour faute.

La jurisprudence administrative a, de longue date, admis que l’inaction de l’administration, lorsqu’elle constitue le manquement à une obligation positive, peut engager la responsabilité de l’État. Ainsi, dans l’arrêt Lemonnier (CE, 26 juillet 1918), le Conseil d’État a sanctionné l’absence de mesures de police prises par un maire pour encadrer un tir sur une rivière, posant une première pierre à la construction d’un régime de responsabilité fondé sur la carence. Cette logique sera confirmée et étendue par la suite, notamment dans l’arrêt Van Outryve (CE, 6 juillet 1934), qui marque la reconnaissance du manquement normatif comme cause de responsabilité administrative.

La jurisprudence emblématique sur l’amiante (CE, 3 mars 2004) confirme cette construction : le Conseil d’État y reconnaît une carence fautive de l’État pour ne pas avoir pris à temps les mesures de prévention imposées par les connaissances scientifiques alors disponibles, en matière d’exposition des travailleurs à l’amiante. La haute juridiction insiste alors sur le fait que « les autorités publiques doivent arrêter, en l’état des connaissances scientifiques, les mesures les plus appropriées pour limiter, et si possible éliminer, les dangers».

Plus récemment, dans le champ environnemental, cette obligation de vigilance a été rappelée à plusieurs reprises. Dans l’arrêt France Nature Environnement (CE, 19 juillet 2010, n° 298008), le Conseil d’État souligne l’impératif de prévention même en cas de doute scientifique, consacrant ainsi la force juridique du principe de précaution (art. L. 110-1 du code de l’environnement). De même, dans la décision Région Île-de-France (CE, 6 février 2012, n° 335551), il juge illégale l’absence d’évaluation environnementale d’un plan régional, précisant que l’administration ne saurait s’exonérer de ses obligations d’action au prétexte de l’opportunité.

Comme le démontre Julien Sordet dans sa thèse sur La carence de l’administration en droit administratif français (2019, Université d’Orléans), cette évolution dessine une véritable obligation positive de vigilance administrative, dont le manquement constitue une carence fautive susceptible de fonder la responsabilité de l’État.

En matière de substances à usage agricole, la jurisprudence administrative récente témoigne d’un infléchissement significatif : lorsque l’État échoue à actualiser ses référentiels d’évaluation ou s’abstient de tirer les conséquences réglementaires des données scientifiques disponibles, il engage sa responsabilité. Ainsi, dans son jugement du 29 juin 2023 (Notre Affaire à Tous, TA Paris, n° 2200534/4-1), le juge a reconnu une carence fautive de l’État dans la procédure d’autorisation des pesticides, pointant des effets sublétaux et indirects ignorés par l’ANSES. Cette jurisprudence s’inscrit dans une évolution doctrinale et contentieuse cohérente, décrite par A.-S. Denolle (AJCT, 2025, p. 217), selon laquelle l’inaction administrative en matière environnementale ne saurait rester impunie au regard des exigences constitutionnelles et européennes.

L’inaction réglementaire pourrait non seulement ouvrir la voie à des actions en responsabilité pour carence fautive   mais également, à terme, à une reconnaissance de préjudice d’anxiété, si l’exposition est documentée et source d’angoisse durable chez les individus concernés. Le développement d’un registre national des cancers, inscrit à l’ordre du jour législatif, pourrait fournir un outil probatoire précieux pour faire émerger des données épidémiologiques objectivant les dommages sanitaires.

III. Vers un contentieux de masse lié à la pollution diffuse et lente ?

La problématique de la contamination au cadmium ne constitue pas un cas isolé, mais un symptôme d’un risque juridique émergent : celui des pollutions chimiques diffuses, lentes, invisibles et persistantes. Ces atteintes environnementales, longtemps tenues à l’écart du prétoire faute de lien de causalité direct et d’individualisation du dommage, entrent aujourd’hui dans une zone de justiciabilité croissante.

L’affaire du chlordécone dans les Antilles illustre tragiquement ce basculement : des décennies d’inaction, de silence administratif et de déni de risque, malgré les alertes scientifiques, ont débouché sur un contentieux pénal, administratif et symbolique d’une rare intensité. Si la prescription pénale a figé les responsabilités individuelles, le contentieux de la carence fautive de l’État reste ouvert, notamment devant les juridictions administratives.

Ce précédent interroge le cas du cadmium sous un jour nouveau. Le droit administratif français,  tend désormais à reconnaître que l’État ne peut rester passif face à un danger environnemental prévisible, même si la causalité individuelle est diffuse, dès lors qu’il dispose d’informations scientifiques précises sur la nature et la gravité du risque (Thèse Julien Sordet, op. cit., p. 213 et s.). Ce raisonnement a été reçu par le Conseil d’État dans l’arrêt du 26 juin 2019 (n° 415426) à propos du glyphosate : en présence de données préoccupantes, le principe de précaution impose à l’État de justifier ses arbitrages, voire de réviser les autorisations en cours.

Cette dynamique ouvre la voie à un contentieux de masse environnemental, qui peut se structurer non pas autour d’un seul dommage, mais d’un faisceau de preuves systémiques, combinant :

  • les résultats d’enquêtes sanitaires publiques (comme le projet Albane, qui ambitionne d’évaluer l’exposition réelle de la population à des substances comme les phtalates, bisphénols, pesticides, ou cadmium) ;
  • les données épidémiologiques issues de registres régionaux ou nationaux de cancers (encore lacunaires, mais en voie de constitution législative) ;
  • les rapports des agences sanitaires (ANSES, EFSA) et les alertes de la société civile (URPS, ONG).

Comme le souligne Anne-Sophie Denolle dans son étude sur les pesticides (AJCT, 2025, p. 217), ces données ne peuvent plus être ignorées au nom d’une prétendue complexité scientifique : « La judiciarisation du risque chimique est en marche, portée par une mutation du rôle du juge administratif, désormais tenu de contrôler la qualité, la pertinence et l’effectivité des évaluations scientifiques sur lesquelles repose la décision publique ».

À terme, ce mouvement pourrait aboutir à la constitution d’une catégorie contentieuse propre aux “dommages sanitaires différés liés à des pollutions légales”, plaçant le juge administratif devant un nouveau devoir de vigilance structurelle, au croisement du droit à un environnement sain, du droit à la santé, et des libertés fondamentales. Ce droit est encore en gestation, mais l’affaire du cadmium pourrait en devenir un jalon fondateur.

Conclusion : l’éveil juridique face à un scandale chimique latent

La contamination au cadmium n’est pas une fatalité naturelle. Elle résulte de choix agricoles, de normes permissives, et d’un silence réglementaire difficile à justifier. Elle cristallise un nouveau champ contentieux, à la croisée du droit de la santé publique, du droit de l’environnement et de la responsabilité administrative. Il est temps, peut-être, de repenser la notion même de "dommage écologique", lorsque celui-ci touche au plus intime : le corps des enfants, les chaînes alimentaires, le pain quotidien.

À l’heure où les signaux scientifiques sont clairs, l’inaction n’est plus juridiquement neutre. Elle devient contestable, et potentiellement condamnable.



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