Normes contre science, droit contre raison ? Réflexions sur la fabrique parlementaire de la loi énergie-climat.


Au fondement de toute société organisée repose un pacte silencieux mais décisif : celui par lequel les citoyens acceptent de se soumettre à la norme, non par crainte ou contrainte, mais parce qu’ils la reconnaissent comme l’expression raisonnable du bien commun. Depuis Aristote, la loi est conçue comme un instrument de rationalité, fruit d’une délibération orientée vers la prudence (phronèsis) et la justice. Le droit ne se contente pas de régler des différends ; il incarne, dans l’ordre du langage, une volonté de cohérence entre les finalités sociales et les moyens d’action publique.

Or, cet idéal de la loi rationnelle s’effrite. La scène parlementaire contemporaine donne trop souvent le spectacle d’une normativité désaccordée du réel, livrée aux fluctuations des alliances, aux logiques de communication et à la tentation de la posture. La loi, au lieu de structurer un horizon commun, devient parfois un simple vecteur d’affirmation partisane — voire, plus inquiétant encore, un outil de provocation symbolique. Cette dérive n’est pas théorique ; elle se donne à voir concrètement dans les débats récents sur le projet de loi « énergie-climat » discuté à l’Assemblée nationale au printemps 2025.

Au détour de ce texte, pourtant essentiel à la trajectoire énergétique de la France, ont été adoptés des amendements manifestement contradictoires, juridiquement fragiles et techniquement irréalistes. Moratoire sur les énergies renouvelables, redémarrage d’une centrale nucléaire démantelée, monopole national en infraction avec le droit européen : autant de dispositions qui, loin d’organiser rationnellement la transition énergétique, révèlent une instrumentalisation politique du droit, une forme de désinvolture normative face à des enjeux majeurs.

C’est ce phénomène que cet article entend interroger : comment en est-on venu à faire de la norme juridique un simple prétexte au conflit politique ? Comment comprendre cette dissociation progressive entre la loi et la rationalité, entre la délibération et la décision, entre la vérité du réel et la rhétorique parlementaire ? En mobilisant à la fois des références juridiques, philosophiques et factuelles, nous tenterons de cerner les contours d’une normativité « hors sol » — symptôme, peut-être, d’une crise plus large de notre démocratie délibérative.

I. La norme comme théâtre du conflit politique

1. La fabrique parlementaire de la loi comme jeu d’oppositions

À en croire la tradition républicaine, la loi devrait être le fruit d’un processus délibératif éclairé, rigoureux et transparent. Dans les faits, elle devient de plus en plus souvent l’espace symbolique d’un affrontement partisan où la norme ne dit plus le droit, mais exhibe une intention politique, fût-elle contradictoire ou irréaliste. Le débat récent autour de la proposition de loi « énergie-climat », discutée à l’Assemblée nationale en juin 2025, en fournit une illustration saisissante.

Sous couvert de contribuer à la définition du mix énergétique futur de la France, plusieurs groupes politiques ont proposé — et parfois fait adopter — des amendements profondément antagonistes. Ainsi, le moratoire sur les énergies renouvelables, porté par Les Républicains, prévoit une interdiction temporaire de toute nouvelle installation solaire ou éolienne. Cet amendement n°486 s’adosse à l’exigence d’une prétendue étude indépendante, pourtant déjà réalisée par le gestionnaire du réseau RTE dans ses Futurs énergétiques 2050. Au même moment, le Parti socialiste a obtenu l’adoption d’un amendement imposant a contrario une production minimale d’électricité renouvelable de 200 TWh d’ici 2027 (amendement n°601).

Cette coexistence simultanée d’objectifs radicalement opposés dans un même texte législatif illustre une perte de maîtrise politique et juridique de l’objet normatif. Le Parlement, en l’occurrence, ne régule plus ; il reflète une cacophonie idéologique où la loi ne tranche plus, elle juxtapose.

2. La loi comme signal électoral, non comme instrument rationnel

Il serait illusoire de croire que cette dissonance est seulement le fruit d’une distraction ou d’un emballement conjoncturel. Elle procède d’une transformation plus structurelle du rapport des représentants à la norme. La loi n’est plus un outil de régulation ; elle est devenue un vecteur de communication. Derrière chaque amendement se devine une stratégie de distinction politique, voire de captation symbolique d’un segment d’opinion.

Que penser, à cet égard, de la proposition de relancer la centrale nucléaire de Fessenheim, fermée en 2020, dont les installations ont été depuis largement démantelées ? L'amendement n°6, déposé par le Rassemblement National, témoigne d’une volonté de prendre appui sur un symbole national (le nucléaire perçu comme identité énergétique française), mais sans égard pour la faisabilité technique, le coût, ou même la logique industrielle. Il ne s'agit plus ici de légiférer pour agir, mais de légiférer pour affirmer.

Cette forme de législation détachée du réel est d’autant plus préoccupante qu’elle affecte des secteurs hautement stratégiques — comme l’énergie — où la rationalité, la cohérence temporelle et la stabilité des normes sont indispensables à toute planification crédible.

3. Le déficit de compétence comme facteur aggravant

Cette dérive de la loi-posture s’aggrave du fait d’un manque patent de formation technique de nombreux parlementaires sur les enjeux énergétiques. La transition énergétique implique pourtant la compréhension de mécanismes complexes : équilibre offre-demande, intermittence des renouvelables, compatibilité réseau, arbitrages climatiques à horizon 20 ou 30 ans. Il ne suffit plus d’« avoir une opinion » sur le nucléaire ou le solaire : il faut comprendre les chaînes de causalité, les ordres de grandeur, les contraintes d’acceptabilité, de souveraineté et de résilience.

Or, dans les débats parlementaires, cette compétence semble faire défaut. L’adoption d’un amendement conférant à EDF le monopole de l’exploitation des réacteurs nucléaires (n°758, porté par LFI) révèle une ignorance manifeste du droit européen, notamment des articles 49 et 106 du TFUE. Il ne s’agit pas là d’un détail technique, mais d’une disposition potentiellement inapplicable en l’état, car incompatible avec les règles fondamentales du marché intérieur.

Ce déficit de maîtrise juridique et technique génère un droit incertain, instable, parfois inappliqué. Il expose la norme à un double risque : celui de l’illégalité (avec annulations ou censures par les juridictions) et celui de l’impuissance, lorsqu’elle devient inopérante car contraire aux lois physiques, économiques ou sociales qu’elle prétend encadrer.

II. La norme hors sol : vers une dissociation entre droit et réalité

1. Le désancrage de la norme dans un monde de contraintes physiques

L’élaboration du droit suppose une attention aux conditions réelles de son application. C’est même là, selon les classiques du droit administratif, l’un des fondements de la légitimité normative : la norme vaut ce qu’elle peut produire dans le monde concret. Or, ce lien organique entre la règle et le réel s’effrite, en particulier dans le domaine énergétique.

Le cas de Fessenheim en est l’exemple le plus flagrant : proposer de redémarrer une centrale dont le démantèlement est entamé, dont les circuits primaires ont été vidés et traités à l’acide, et dont les turbines ont été partiellement déposées, ne relève plus de l’initiative politique mais de la fiction juridique. Aucune étude préalable, aucune expertise indépendante ne permet de soutenir la faisabilité d’un tel projet, qui supposerait un investissement massif, incertain, et possiblement illégal au regard de la réglementation nucléaire actuelle.

La norme, ici, s’abstrait des conditions matérielles de sa propre mise en œuvre, comme si le seul énoncé législatif suffisait à produire du réel. Il ne s’agit plus d’un droit qui encadre le possible, mais d’un droit qui se rêve créateur d’un monde inexistant, au mépris de la physique, de l’économie et de l’ingénierie.

Cette tendance, que certains qualifieraient de performative, peut être analysée comme une manifestation d’un juridisme impuissant : lorsque le pouvoir politique, incapable de maîtriser le réel, tente de le dominer par le verbe législatif. Mais ce verbe se retourne contre lui : la norme décrédibilisée n’emporte plus ni autorité, ni effet.

2. Le paradoxe normatif : quand la loi nie ses propres présupposés

Une autre manifestation de cette norme hors sol réside dans la contradiction interne de certains textes législatifs récents. Comment justifier, dans un même texte, l’adoption d’un moratoire sur les énergies renouvelables au nom d’une prétendue nécessité de clarification du mix énergétique, et l’instauration, quelques articles plus loin, d’un objectif chiffré de production renouvelable ambitieux à très court terme (200 TWh en 2027) ?

Ce paradoxe n’est pas seulement politique. Il révèle un malaise plus profond : la difficulté croissante du droit à stabiliser un cap commun dans un monde incertain et idéologiquement fragmenté. Ce que l’on constate ici, c’est la perte d’une cohérence systémique du droit, qui renonce à articuler les objectifs à long terme, les contraintes techniques et les moyens juridiques adaptés.

Une loi qui nie les travaux scientifiques déjà disponibles, comme les scénarios RTE ou les évaluations de l’Ademe, n’est pas seulement inefficace : elle devient un outil de déni collectif.

De même, prétendre instaurer un monopole étatique d’exploitation des réacteurs électronucléaires en violation manifeste du droit de l’Union européenne, sans débat préalable sur les conséquences de cette contradiction, témoigne d’un clivage croissant entre législation nationale et cadre juridique européen. Le droit devient ainsi autarcique, replié sur une souveraineté déclarative qui, dans les faits, se heurte au principe de primauté du droit européen.

3. Une normativité vidée de sa force performative

Il en résulte une mutation inquiétante de la norme. Celle-ci, au lieu d’orienter l’action publique ou de structurer les comportements économiques, devient un texte sans prise, une parole sans poids. Le philosophe Cornelius Castoriadis parlait déjà d’une société où les institutions produisent des significations imaginaires sans lien avec les conditions de possibilité de leur effectivité.

Cette perte d’efficacité normative n’est pas anodine. Elle alimente la défiance à l’égard du droit, perçu comme bavard, contradictoire, parfois arbitraire. Elle affaiblit les filières industrielles, soumises à des signaux contradictoires et instables. Elle expose l’État à des contentieux croissants — devant les juridictions européennes, constitutionnelles, administratives — pour illégalité manifeste, rupture d’égalité devant la loi ou méconnaissance des principes de clarté et d’intelligibilité de la norme.

En somme, nous assistons à un phénomène de désinstitutionnalisation silencieuse du droit : à force de faire de la norme une arme rhétorique ou un outil de distinction politique, on en érode la fonction première — celle d’organiser, de rendre possible, de rendre durable.

III. De la loi comme expression de la raison à la norme désincarnée : crise philosophique de la normativité

1. La loi comme produit du logos : un idéal aristotélicien abandonné

Dans La Politique, Aristote concevait la loi comme l’incarnation du logos, c’est-à-dire de la raison délibérative qui élève les hommes au-dessus de la contingence des passions. Loin d’être une simple règle imposée par le plus fort, la norme juridique, pour Aristote, est la médiation rationnelle entre la cité et le juste, entre l’universel et le particulier, entre l’idéal et le possible.

Ce qui faisait la légitimité de la loi n’était ni la majorité, ni la procédure, mais sa capacité à ordonner le bien commun de manière réfléchie, prudente (phronèsis) et équilibrée. L’exercice du pouvoir normatif supposait une certaine forme de vertu civique : savoir pour pouvoir décider. La raison législatrice s’inscrivait dans un horizon de finalité partagée et de responsabilité collective.

Or, la séquence politique actuelle, en particulier sur les questions énergétiques, semble trahir cet idéal fondateur. Ce n’est plus le logos qui guide l’élaboration des normes, mais la tension entre intérêts partisans, ignorance technique et opportunisme médiatique. L’Assemblée nationale se transforme, trop souvent, en arène où la norme n’est plus conçue comme ce qui relie, mais comme ce qui divise. Elle devient une déclaration d’appartenance, un acte de distinction, non un levier de transformation du réel.

2. La démocratie délibérative à l’épreuve du vide discursif

Dans cette configuration, la crise n’est pas seulement juridique ou politique, elle est délibérative. Le philosophe Jürgen Habermas, théoricien de la démocratie procédurale, rappelait que la légitimité du droit dans les sociétés complexes repose sur sa capacité à émerger d’un processus discursif rationnel entre citoyens éclairés. Pour être valide, la norme doit pouvoir être acceptée par tous ceux qu’elle concerne, dans un cadre de discussion libre et informée.

Mais que reste-t-il de cette exigence lorsque le débat parlementaire se caractérise par :

  • l’absentéisme massif lors des séances techniques ;
  • l’absence de lectures croisées ou de prise en compte des rapports d’expertise ;
  • l’adoption d’amendements manifestement contraires au droit supérieur ou au bon sens énergétique ?

Nous ne sommes plus dans une logique de délibération, mais dans celle de l’énonciation performative et autoréférentielle : on affirme, on proclame, on vote — mais on ne fonde plus. La norme devient ainsi un acte de langage vidé de son contenu dialogique, une expression de pouvoir sans ancrage dans un espace public rationnel.

3. Vers une reconquête de la raison normative ?

Ce constat, s’il est sévère, n’est pas sans remède. La question n’est pas de dénoncer les parlementaires comme individus — beaucoup sont sincères, certains compétents, et plusieurs tirent la sonnette d’alarme. Il s’agit plutôt de poser la question institutionnelle de fond : peut-on encore légiférer rationnellement dans un régime démocratique traversé par l’urgence écologique, la fragmentation politique et la désintermédiation numérique ?

La réponse passe sans doute par une refondation des conditions de la délibération législative :

  • redonner toute sa place à l’expertise technique indépendante dans les travaux parlementaires ;
  • former les élus aux enjeux structurants du XXIe siècle (énergie, climat, numérique, biodiversité) ;
  • renforcer les mécanismes d’évaluation ex ante et ex post des lois, y compris sur leur cohérence juridique et leur faisabilité pratique ;
  • réintroduire la notion d’intérêt général comme horizon normatif commun, au-delà des appartenances partisanes.

Car au fond, la norme n’est pas une fin en soi. Elle est, ou devrait être, un outil au service d’un projet collectif, d’une direction assumée, d’une rationalité partagée. Quand la norme se déconnecte de la raison, elle cesse d’être du droit. Elle devient un bruit, un texte creux, un vestige du politique dans un monde qui exige des actes.

Conclusion : pour une refondation de la normativité en temps de crise

Ce que révèle la séquence parlementaire autour de la loi énergie-climat, bien au-delà de ses péripéties techniques ou partisanes, c’est une crise plus profonde de la normativité démocratique. En se déconnectant à la fois des savoirs établis, des contraintes physiques et des finalités collectives, la loi tend à perdre sa force instituante. Elle ne régule plus ; elle reflète. Elle ne construit plus ; elle réagit. Elle ne fonde plus ; elle performe.

L’incohérence des amendements, leur contradiction avec le droit supérieur, leur inapplicabilité matérielle ou technique sont autant de symptômes d’un droit devenu hors sol, parfois vidé de son autorité, parfois utilisé comme levier de distinction symbolique dans un jeu de rôles politique. La norme n’est plus la boussole commune, mais l’objet du conflit. La rationalité juridique, qui devrait constituer un contre-pouvoir structurant face aux passions et aux clivages, est reléguée au second plan.

Or, nous n’avons jamais eu autant besoin d’un droit lucide, rigoureux, cohérent. La transition énergétique et climatique, les impératifs de souveraineté, les mutations industrielles à venir imposent des choix difficiles, mais éclairés, fondés sur une intelligence collective du réel. Il ne s’agit pas de confier le pouvoir aux experts — mais de réconcilier compétence, délibération et légitimité politique.

Réhabiliter la norme, ce n’est pas la sacraliser. C’est la replacer dans son rôle : non pas simplement dire, mais orienter ; non pas simplement proclamer, mais permettre ; non pas simplement marquer, mais construire. Cela suppose de redonner au Parlement les moyens de penser, aux élus le temps d’apprendre, à la loi la force d’agir.

La norme est une promesse faite à la réalité. Lorsqu’elle ment, ce n’est pas seulement le droit qui vacille, mais la démocratie elle-même.


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