Par Me Laurent GIMALAC, Docteur en droit et Avocat spécialiste en droit de l'environnement.
Depuis l'adoption de la loi française n° 2017-399 sur le devoir de vigilance, une dimension contractuelle inédite est apparue dans les relations d’affaires. Les entreprises concernées par cette législation sont tenues d’intégrer dans leurs relations contractuelles des mécanismes de conformité, afin de prévenir les risques graves pour les droits humains, l’environnement et les libertés fondamentales. Cette transformation place le droit des contrats au cœur des enjeux de compliance et ouvre la voie à une nouvelle catégorie de contentieux.
1. Les clauses de vigilance : un nouvel outil contractuel
Pour respecter leurs obligations légales, les entreprises insèrent de plus en plus fréquemment des clauses de vigilance ou clauses de compliance dans leurs contrats avec les sous-traitants et fournisseurs. Ces clauses contractuelles permettent aux donneurs d'ordre de contrôler la conformité des partenaires commerciaux à des standards éthiques et environnementaux.
a) Types de clauses couramment insérées
Les clauses de vigilance peuvent inclure :
- Clauses d’audit : Permettent à l’entreprise donneuse d’ordre de vérifier les pratiques de ses partenaires par le biais d’inspections régulières.
- Clauses de rupture automatique : Prévoient la résiliation du contrat en cas de manquement aux obligations de vigilance.
- Clauses d’obligation de moyen renforcé : Imposent au partenaire contractuel de mettre en œuvre des mesures spécifiques pour atteindre un objectif de conformité (par exemple, un suivi de la chaîne d’approvisionnement).
- Clauses de reporting : Exigent la communication régulière d’informations sur les pratiques du partenaire (conditions de travail, respect des normes environnementales, etc.).
Ces dispositions visent à garantir que les entreprises respectent leurs propres plans de vigilance en exerçant une influence sur les acteurs de leur chaîne de valeur.
2. Les problématiques juridiques émergentes
a) Le déséquilibre contractuel
L’une des critiques majeures à l’égard des clauses de vigilance est qu’elles peuvent engendrer un déséquilibre significatifdans les relations contractuelles. Les entreprises donneuses d’ordre, souvent en position dominante, imposent ces clauses à leurs partenaires plus petits, qui ont peu de marge de négociation. Cela soulève des questions en matière de :
- Abus de dépendance économique : La soumission ou la tentative de soumission d’un partenaire commercial à des conditions déséquilibrées peut engager la responsabilité de l’entreprise, conformément à l’article L.442-1 du Code de commerce.
- Droit des contrats : Certaines clauses pourraient être qualifiées de "non écrites" si elles privent l’obligation essentielle du débiteur de sa substance, en application de l’article 1170 du Code civil.
Exemple concret : une entreprise dominante insère une clause de rupture automatique dans un contrat de sous-traitance. Si cette clause est activée pour des motifs jugés disproportionnés (par exemple, un manquement mineur à une norme environnementale), elle pourrait être contestée comme abusive.
b) La liberté contractuelle mise à l’épreuve
Bien que le principe de la liberté contractuelle reste central en droit français, l’insertion de clauses de vigilance questionne les limites de cette liberté. Ces clauses, motivées par des obligations légales, transforment le contrat en un outil de régulation, remettant en cause sa fonction traditionnelle d’échange équilibré entre parties.
c) La preuve et la territorialité
La mise en œuvre des clauses de vigilance implique souvent de collecter des preuves sur des territoires étrangers, ce qui peut poser des défis :
- Accessibilité des preuves : Les documents ou informations nécessaires pour prouver un manquement sont souvent détenus par des sous-traitants situés hors de France.
- Respect du RGPD et des droits fondamentaux : La collecte et le traitement des données doivent respecter les réglementations européennes et locales, notamment en matière de vie privée.
3. Les premiers litiges : un aperçu des risques contentieux
Des affaires récentes montrent que les clauses de vigilance peuvent rapidement devenir une source de conflit entre partenaires contractuels.
a) Affaire Total Ouganda
Dans cette affaire, le plan de vigilance de Total a été critiqué pour son insuffisance. Si des clauses de compliance avaient été insérées dans les contrats avec les sous-traitants impliqués, des litiges contractuels auraient pu survenir, notamment sur la portée des audits ou les conditions de rupture.
b) Sud PTT c/ La Poste
Ici, des clauses insérées par La Poste pour surveiller ses sous-traitants ont été contestées. Ce litige illustre comment les obligations de vigilance peuvent entrer en conflit avec le droit commercial, notamment en matière de déséquilibre des relations contractuelles.
4. Les perspectives jurisprudentielles : quels critères pour les juges ?
Les juridictions françaises, en particulier le Tribunal judiciaire de Paris, seront amenées à trancher plusieurs questions fondamentales dans les années à venir :
- Validité des clauses : Les juges devront évaluer si les clauses de vigilance respectent les principes de proportionnalité et d’équilibre.
- Interprétation des obligations : Les plans de vigilance étant des obligations de moyens, les juges devront déterminer si les clauses contractuelles imposées vont au-delà des exigences légales.
- Conflits de juridictions : En cas de manquement commis à l’étranger, il faudra établir si les juridictions françaises sont compétentes et si le droit français est applicable.
5. Recommandations pour les entreprises et leurs conseils
Pour prévenir les litiges liés aux clauses de vigilance, il est essentiel d’adopter une approche proactive :
- Rédaction précise des clauses : Inclure des critères clairs de mise en œuvre (fréquence des audits, modalités de rupture, etc.) pour éviter les ambiguïtés.
- Évaluation des risques : Réaliser une cartographie des risques contractuels, notamment en identifiant les partenaires sensibles.
- Formation des équipes juridiques : Les avocats doivent maîtriser les interactions entre droit des contrats, droit de la compliance et obligations internationales.
- Accompagnement des partenaires : Fournir des ressources ou des formations aux sous-traitants pour assurer leur conformité.
Conclusion
Les clauses de vigilance, bien qu’essentielles pour répondre aux exigences du devoir de vigilance, bouleversent les pratiques traditionnelles du droit des contrats. Elles incarnent une nouvelle manière d’envisager les relations commerciales, où la conformité légale et éthique prime souvent sur la libre négociation. Ce changement de paradigme ouvre un champ contentieux riche et complexe, appelant les avocats à développer des stratégies innovantes pour défendre les intérêts de leurs clients tout en intégrant les nouveaux standards juridiques.
Me Laurent Gimalac, Docteur en droit de l’environnement,
Avocat spécialiste en droit de l’environnement.