Par Laurent GIMALAC, Docteur en droit, Lauréat et Avocat spécialiste en droit de l’environnement.
L’évolution du droit de la responsabilité civile, sous l’effet des risques environnementaux et sanitaires contemporains, conduit à repenser en profondeur les catégories classiques du code civil. L’arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 5 septembre 2024 (n° 21-23.442, publié au Bulletin) constitue, à cet égard, un jalon significatif. Deux agents de sécurité, affectés à la surveillance nocturne d’un site industriel aéronautique, inhalent un nuage toxiqueau sein de l’usine. La substance demeure non identifiée ; aucune preuve directe ne permet d’en établir la nature. Pourtant, la Cour confirme la responsabilité de la société exploitante, non sur le fondement d’un manquement à une réglementation spécifique ou d’une faute, mais sur la base de l’article 1242, alinéa 1er, du code civil, en sa qualité de gardienne d’une chose.
Ce faisant, la Cour s’inscrit dans le prolongement d’une construction jurisprudentielle ancienne mais profondément évolutive, amorcée par les arrêts Teffaine (1896) et surtout Jand’heur (1930), qui ont transformé l’article 1242 en un fondement de responsabilité objective, affranchi de toute exigence de faute. Ce régime, fondé sur la garde d’une chose ayant joué un rôle actif dans la survenance du dommage, a permis historiquement de répondre aux dommages de masse liés à l’industrialisation. Il tend aujourd’hui à se reconfigurer pour accueillir les risques diffus, invisibles ou incertains, caractéristiques des atteintes environnementales modernes.
Dans l’affaire du 5 septembre 2024, la chose en cause n’est ni un objet matériel, ni un engin en mouvement, ni même un équipement défectueux : c’est un nuage toxique non identifié, dont l’origine n’est pas scientifiquement établie, mais dont la seule présence à l’intérieur d’un site gardé suffit à engager la responsabilité de l’exploitant. Cette reconnaissance d’un fait générateur dématérialisé, fondée sur une présomption de rôle actif et une garde de l’environnement industriel, consacre une nouvelle étape dans l’adaptation du droit commun aux enjeux de la réparation environnementale.
Cette décision soulève dès lors une question centrale : jusqu’où peut aller la responsabilité du gardien d’une chose quand cette chose est insaisissable, incertaine et invisible ? Le cas d’un nuage toxique ponctuel devient le révélateur d’une mutation du droit commun, qui tend à se substituer, par sa souplesse et sa généralité, aux régimes spéciaux souvent limités par leur champ d’application ou par l’exigence d’une faute. En élargissant les contours de la garde, en admettant une causalité par indices, en s’affranchissant de toute anormalité du fait dommageable, la jurisprudence convertit progressivement l’article 1242 en instrument structurel de solidarité environnementale.
C’est à l’examen de cette évolution silencieuse mais décisive que le présent article est consacré.
I. Le nuage toxique : une chose juridiquement saisissable par la jurisprudence
L’un des apports les plus notables de l’arrêt du 5 septembre 2024 réside dans la manière dont la Cour de cassation qualifie juridiquement le nuage toxique inhalé par les deux agents de sécurité. À première vue, l’objet du litige échappe à toute saisie tangible : la substance est volatile, non identifiée, éphémère. Pourtant, la Cour écarte toute difficulté d’imputation en confirmant que la société, propriétaire et exploitante de l’usine, est gardienne de cette chose, et donc responsable en application de l’article 1242, alinéa 1er, du code civil.
Ce raisonnement repose sur un double socle : l’extension jurisprudentielle de la notion de chose, amorcée depuis plusieurs décennies (§1), et une conception fonctionnelle de la garde, qui ne suppose plus de possession matérielle mais une maîtrise structurelle du risque industriel (§2).
1. Une chose immatérielle mais agissante : continuité jurisprudentielle du rôle actif
La jurisprudence admet depuis longtemps que la « chose » au sens de l’article 1242 peut être inerte, inanimée, voire immatérielle. L’arrêt Jand’heur (1930) a définitivement affranchi ce régime de toute exigence de faute, et depuis lors, la Cour de cassation a élargi progressivement le champ des choses susceptibles d’engager la responsabilité de leur gardien : un escalier (Civ. 2e, 1991), un mur en béton (Civ. 2e, 1988), un sol glissant (Civ. 2e, 2000), une onde électromagnétique, une poussière toxique, ou des fumées peuvent ainsi être qualifiés de « choses » au sens de la loi.
L’arrêt du 5 septembre 2024 s’inscrit dans cette logique. La Cour n’exige ni preuve scientifique de la nature du nuage, ni démonstration technique de sa composition. Elle considère que la substance, bien qu’insaisissable matériellement, est intervenue activement dans la survenance du dommage : son apparition dans l’environnement immédiat des victimes a coïncidé avec les symptômes d’intoxication. Ainsi, la chose a bien joué un rôle actif, condition essentielle de la responsabilité objective, même si elle n’est pas identifiée.
Cette exigence d’un rôle actif a elle-même été considérablement assouplie par la jurisprudence. Dès 1984, la Cour admet que ce rôle peut résulter de la simple position anormale de la chose (Civ. 2e, 22 mai 1984, Trichard), ou de sa seule présence sur le lieu du dommage (Civ. 2e, 1973, Dalleau). Ce que l’arrêt de 2024 confirme, c’est que le rôle actif peut être présumé du seul fait de la localisation de la chose dans un espace gardé, et qu’il ne dépend ni de son identification, ni de sa matérialité.
Ainsi, l’évolution de la jurisprudence tend à reconnaître comme « chose » toute émanation ou toute substance produite par une structure gardée, dès lors qu’un lien temporel et spatial avec le dommage peut être établi, même en l’absence de preuve directe. Le fait générateur n’est plus un événement isolé, mais une manifestation contextuelle.
2. Une garde structurelle : la maîtrise d’un environnement à risque
L’autre pilier de la décision est l’imputation de la garde de la chose à l’entreprise. Là encore, la Cour de cassation adopte une conception finaliste et fonctionnelle de la garde : est gardien celui qui a le pouvoir d’usage, de direction et de contrôle sur la chose — ce qui, en contexte industriel, s’applique à l’exploitant du site.
Dans l’affaire commentée, il est indifférent que l’entreprise ait ignoré l’existence ou la nature du produit émis. Le seul fait que l’émanation soit survenue à l’intérieur du périmètre d’exploitation, sur un site clos, sous sa responsabilité, suffit à caractériser la garde. On observe ici une transposition implicite de la notion de garde d’environnement : le responsable n’est pas le gardien d’un objet précis, mais d’un système productif dans lequel des choses peuvent se manifester à l’insu même du gardien.
Cette position conduit à une présomption quasi-automatique de garde dès lors qu’un dommage survient dans l’enceinte d’un établissement. Elle évacue la difficulté probatoire liée à l’origine technique du nuage, pour concentrer l’analyse sur le lien d’imputabilité entre l’espace gardé et la chose émanée.
Elle soulève, en contrepartie, des interrogations légitimes : la garde devient-elle un attribut objectif et systémique, dissocié de toute maîtrise effective ? Ne confine-t-on pas ici à une responsabilité de situation, fondée sur la simple qualité de gestionnaire d’un environnement industriel, indépendamment de toute vigilance ou négligence ?
Quoi qu’il en soit, cette conception reflète une évolution jurisprudentielle convergente : la garde n’est plus matérielle, elle est contextuelle ; elle ne réside plus dans la possession, mais dans la maîtrise d’un périmètre de risques. La responsabilité civile devient ainsi une variable d’ajustement environnemental, mobilisable dès lors qu’un dommage survient dans une structure gardée, sans qu’il soit nécessaire d’en déterminer la cause exacte.
II. Une mutation silencieuse du droit commun vers un outil d’indemnisation environnementale
L’arrêt du 5 septembre 2024 illustre avec une acuité remarquable le basculement progressif du droit de la responsabilité civile vers une fonction de réparation préventive des atteintes environnementales et sanitaires. Là où les régimes spéciaux échouent parfois à répondre aux attentes des victimes, le droit commun – en particulier l’article 1242, alinéa 1er, du code civil – révèle une plasticité qui lui permet de pallier les carences du droit positif. Ce glissement s’opère à travers une reconfiguration implicite des conditions de responsabilité, articulée autour de trois traits structurants : l’assouplissement du lien de causalité (§1), la dissociation entre gravité du trouble et réparation (§2), et l’émergence d’une logique de solidarité environnementale sous-jacente (§3).
1. Une causalité par présomption : le faisceau d’indices comme nouveau standard
Dans l’affaire jugée en 2024, la substance toxique responsable de l’intoxication n’a jamais été formellement identifiée. Aucune analyse chimique, aucun prélèvement, aucune expertise technique n’est venue confirmer sa nature ni retracer précisément son origine. Pourtant, la Cour de cassation retient que la responsabilité de l’exploitant est engagée, au vu de la concordance des circonstances : apparition soudaine d’un nuage au sein de l’usine, symptôme immédiat chez deux salariés, absence d’autre cause extérieure identifiée.
Cette méthode probatoire repose sur un faisceau d’indices suffisamment cohérent pour faire présumer le lien entre la chose gardée et le dommage. La Cour accepte ainsi une causalité pragmatique, construite sur la base de données factuelles, non scientifiques, mais suffisantes pour fonder une imputation juridique.
Cette approche a d’autant plus de portée qu’elle abaisse le seuil de preuve exigé, et inverse partiellement la charge de la preuve : il revient au gardien de renverser la présomption, ce qui est d’autant plus difficile que le phénomène est invisible, diffus, et non reproduisible.
Ce glissement vers une responsabilité par défaut de réfutation rapproche le régime de l’article 1242 d’une forme de modèle assurantiel de gestion du risque, qui assume le caractère structurellement incertain des atteintes environnementales.
2. Une réparation sans seuil : alternative au trouble anormal de voisinage
Le recours au régime de responsabilité du fait des choses permet également d’écarter la logique du seuil qui structure d’autres fondements, en particulier celui du trouble anormal de voisinage. Ce dernier exige une comparaison avec les inconvénients « normaux », et suppose que le trouble soit excessif, durable ou anormal.
Or, dans l’affaire analysée, la Cour ne s’embarrasse d’aucune de ces considérations : elle n’exige ni preuve de dépassement de seuil réglementaire, ni démonstration d’une nuisance anormale, ni comparaison avec un standard de tolérance. Le seul fait dommageable suffit, dès lors qu’il est imputable à une chose gardée.
Cette caractéristique est cohérente avec la jurisprudence constante depuis Jand’heur, et confirmée par la doctrine : la responsabilité fondée sur l’article 1242, alinéa 1er, n’exige ni dangerosité intrinsèque de la chose, ni comportement fautif du gardien, ni anormalité du trouble. Elle est fondée sur une implication causale de la chose, même ordinaire, même usuelle.
Cette spécificité rend le régime particulièrement efficace dans les situations accidentelles, ponctuelles ou transitoires, où les autres régimes (voisinage, ICPE, droit administratif) imposeraient des seuils de gravité ou des critères restrictifs.
3. Une responsabilité de réparation, à portée quasi structurelle
En confortant la responsabilité du gardien sur la seule base de la garde d’un environnement industriel où s’est manifestée une substance inconnue, la Cour donne au droit commun une dimension réparatrice autonome, qui dépasse son rôle traditionnel d’ultime recours. Il ne s’agit plus seulement de compenser des dommages lorsque les régimes spéciaux sont inapplicables ; il s’agit de construire, dans le droit civil lui-même, un outil d’indemnisation du risque environnemental, fondé sur la maîtrise du cadre de production.
Ce mouvement s’inscrit dans une dynamique plus large, analysée par la doctrine comme une fonction préventive du droit civil. Le régime du fait des choses, depuis Jand’heur, a pour vocation non seulement d’indemniser les victimes, mais aussi d’inciter les détenteurs de risques à la vigilance, à l’organisation, à la prévention. En l’absence de faute, c’est la présomption de garde qui fonde la responsabilité, ce qui implique une incitation structurelle à la maîtrise de son environnement productif.
Dans l’arrêt de 2024, cette logique atteint une forme d’accomplissement : l’exploitant est responsable non parce qu’il a manqué à un devoir de sécurité, mais parce qu’il était placé en position de prévenir un risque dont il n’avait peut-être pas conscience. Il devient débiteur d’une obligation de vigilance a posteriori, imposée par l’effectivité du dommage.
Cette reconfiguration du droit commun de la responsabilité s’opère donc à bas bruit, mais elle transforme en profondeur le rôle de l’article 1242, alinéa 1er, dans l’architecture juridique de la réparation. En s’affranchissant de la matérialité de la chose, de la certitude de la preuve, et de l’anormalité du trouble, la Cour de cassation offre à ce régime une portée quasi-écologique, adaptée aux incertitudes du risque industriel.
III. Perspectives critiques : environnement, travail et responsabilité diffuse
Si l’arrêt du 5 septembre 2024 traduit une avancée jurisprudentielle en faveur des victimes d’accidents industriels environnementaux, il soulève également une série d’interrogations. Le recours élargi à la responsabilité du fait des choses pose en effet les fondements d’un régime potentiellement diffus, instable et incertain, où la logique réparatrice pourrait entrer en tension avec les principes de sécurité juridique. En identifiant l’environnement industriel comme chose juridiquement gardée, la Cour transforme les contours du régime, jusqu’alors bien balisés, en un instrument d’imputation structurelle. Cela n’est pas sans effets sur le droit du travail (§1), sur la notion même de garde (§2), et sur la soutenabilité d’un régime sans faute étendu aux frontières de la causalité indirecte (§3).
1. Le chevauchement avec le droit du travail : entre réparation et contournement
L’affaire soumise à la Cour concernait deux agents de sécurité employés par une société extérieure au site. On aurait pu penser que leur dommage relève d’un accident du travail au sens du code de la sécurité sociale, éventuellement susceptible d’engager la faute inexcusable de l’employeur (article L. 452-1 c. séc. soc.). Pourtant, la Cour valide ici une action sur le fondement du droit commun, à l’encontre d’un tiers à la relation de travail, en l’occurrence l’exploitant des lieux.
Cette configuration révèle une porosité croissante entre le droit du travail et le droit commun de la responsabilité. La victime salariée peut, sous certaines conditions, cumuler le bénéfice du régime social (AT/MP) avec une action en responsabilité civile fondée sur la garde d’un environnement. Cela confirme la montée en puissance d’un droit de la responsabilité hybride, où les frontières entre risque professionnel, responsabilité industrielle et atteinte à l’environnement tendent à s’estomper.
Dès lors, se dessine une fonction transversale du droit commun, susceptible de suppléer aux limites du régime social – notamment lorsque l’auteur du dommage n’est pas l’employeur direct ou lorsque la faute inexcusable est difficile à établir.
2. Une garde devenue abstraite : vers une responsabilité sans contour ?
Le cœur du régime de l’article 1242 repose historiquement sur la notion de garde, définie comme le pouvoir d’usage, de direction et de contrôle de la chose. Cette définition a permis d’identifier le responsable, notamment dans des cas de pluralité de possesseurs ou de transfert de garde. Mais dans l’arrêt de 2024, la Cour s’affranchit de cette analyse : la garde est présumée de manière quasi-objective, dès lors que le phénomène s’est produit dans un site exploité par la société mise en cause.
Cette évolution fragilise les fondements de la garde comme critère de responsabilité. Elle semble abandonner le modèle du pouvoir effectif sur la chose, au profit d’une garde contextuelle, voire systémique. Est gardien non celui qui contrôle la chose, mais celui qui maîtrise le cadre dans lequel elle apparaît.
Une telle conception, si elle n’est pas encadrée, fait naître le risque d’une responsabilité sans borne, où l’exploitant devient débitant universel des dommages survenus dans son périmètre, indépendamment de toute défaillance ou connaissance. Elle rappelle, par certains aspects, les logiques du droit administratif de la responsabilité sans faute, mais sans les garanties procédurales ni les mécanismes d’aménagement du préjudice (partage, plafonnement, etc.).
3. L’oubli des causes d’exonération : une présomption irréfragable ?
L’une des critiques majeures que l’on peut adresser à cette décision tient au silence de la Cour sur les causes d’exonération. Or, la jurisprudence traditionnelle admet que le gardien peut échapper à sa responsabilité en prouvant :
- une cause étrangère, comme le fait d’un tiers ou la force majeure,
- la faute exclusive de la victime,
- ou l’absence de rôle actif de la chose.
Dans l’affaire jugée, ces moyens d’exonération semblent théoriquement ouverts, mais pratiquement inaccessibles. Comment démontrer, en effet, que le nuage ne provient pas du site, en l’absence de toute identification de la substance ? La présomption de rôle actif et de garde devient alors quasi irréfragable.
Cette situation interpelle : si la charge de la preuve est irréalisable, alors la responsabilité devient, de fait, automatique. Le risque est celui d’un détournement de nature du régime de l’article 1242, qui, sans être fondé sur la faute, repose pourtant sur un équilibre entre présomption et réfutation. Lorsque la réfutation devient illusoire, l’équilibre se rompt.
Cette tension pourrait être corrigée par une réinterprétation jurisprudentielle des critères d’exonération, ou par l’instauration de garde-fous normatifs, par exemple un mécanisme de proportionnalité ou un filtrage des actions fondé sur le degré d’exposition ou la gravité du dommage.
Conclusion
L’arrêt du 5 septembre 2024 constitue un signal fort adressé tant aux victimes d’atteintes environnementales qu’aux praticiens du droit : le régime de responsabilité du fait des choses, par sa souplesse et son accessibilité, peut devenir un levier stratégique de réparation en marge, voire en substitution, des dispositifs spéciaux souvent limités. Il offre aux juristes un outil contentieux polyvalent, particulièrement adapté aux dommages diffus, aux expositions non réglementées, et aux incertitudes techniques.
Mais cette affaire révèle en contrepartie une zone d’incertitude croissante pour les exploitants industriels. L’extension de la garde à l’environnement, la présomption de rôle actif sans identification, et l’affaiblissement des causes d’exonération traditionnelles transforment progressivement un régime équilibré en responsabilité de situation, potentiellement automatique.
Pour les entreprises, la vigilance ne saurait donc se limiter au respect des normes environnementales : c’est désormais la maîtrise de l’ensemble des phénomènes susceptibles de générer un dommage, y compris imprévisibles, qui devient centrale. L’outil civil classique, tout en servant la cause des victimes, impose ainsi aux exploitants une obligation implicite de gouvernance du risque, qui n’a pas encore trouvé ses contreparties normatives.